Puis, lorsque le génie de Sarrasine se fut dévoilé par une de ces œuvres où le talent à venir lutte contre l’effervescence de la jeunesse, le généreux Bouchardon essaya de le remettre dans les bonnes grâces du vieux procureur. Devant l’autorité du sculpteur célèbre le courroux paternel s’apaisa. Besançon tout entier se félicita d’avoir donné le jour à un grand homme futur. Dans le premier moment d’extase où le plongea sa vanité flattée, le praticien avare mit son fils en état de paraître avec avantage dans le monde. Les longues et laborieuses études exigées par la sculpture domptèrent pendant long-temps le caractère impétueux et le génie sauvage de Sarrasine. Bouchardon, prévoyant la violence avec laquelle les passions se déchaîneraient dans cette jeune âme, peut-être aussi vigoureusement trempée que celle de Michel-Ange, en étouffa l’énergie sous des travaux continus. Il réussit à maintenir dans de justes bornes la fougue extraordinaire de Sarrasine, en lui défendant de travailler, en lui proposant des distractions quand il le voyait emporté par la furie de quelque pensée, ou en lui confiant d’importants travaux au moment où il était prêt à se livrer à la dissipation. Mais, auprès de cette âme passionnée, la douceur fut toujours la plus puissante de toutes les armes, et le maître ne prit un grand empire sur son élève qu’en en excitant la reconnaissance par une bonté paternelle. À l’âge de vingt-deux ans, Sarrasine fut forcément soustrait à la salutaire influence que Bouchardon exerçait sur ses mœurs et sur ses habitudes. Il porta les peines de son génie en gagnant le prix de sculpture fondé par le marquis de Marigny, le frère de madame de Pompadour, qui fit tant pour les Arts. Diderot vanta comme un chef-d’œuvre la statue de l’élève de Bouchardon. Ce ne fut pas sans une profonde douleur que le sculpteur du roi vit partir pour l’Italie un jeune homme dont, par principe, il avait entretenu l’ignorance profonde sur les choses de la vie. Sarrasine était depuis six ans le commensal de Bouchardon. Fanatique de son art comme Canova le fut depuis, il se levait au jour, entrait dans l’atelier pour n’en sortir qu’à la nuit, et ne vivait qu’avec sa muse. S’il allait à la Comédie-Française, il y était entraîné par son maître. Il se sentait si gêné chez madame Geoffrin et dans le grand monde où Bouchardon essaya de l’introduire, qu’il préféra rester seul, et répudia les plaisirs de cette époque licencieuse. Il n’eut pas d’autre maîtresse que la Sculpture et Clotilde, l’une des célébrités de l’Opéra. Encore cette intrigue ne dura-t-elle pas. Sarrasine était assez laid, toujours mal mis, et de sa nature si libre, si peu régulier dans sa vie privée, que l’illustre nymphe, redoutant quelque catastrophe, rendit bientôt le sculpteur à l’amour des Arts. Sophie Arnould a dit je ne sais quel bon mot à ce sujet. Elle s’étonna, je crois, que sa camarade eût pu l’emporter sur des statues. Sarrasine partit pour l’Italie en 1758. Pendant le voyage, son imagination ardente s’enflamma sous un ciel de cuivre et à l’aspect des monuments merveilleux dont est semée la patrie des Arts. Il admira les statues, les fresques, les tableaux ; et, plein d’émulation, il vint à Rome, en proie au désir d’inscrire son nom entre les noms de Michel-Ange et de monsieur Bouchardon. Aussi, pendant les premiers jours, partagea-t-il son temps entre ses travaux d’atelier et l’examen des œuvres d’art qui abondent à Rome. Il avait déjà passé quinze jours dans l’état d’extase qui saisit toutes les jeunes imaginations à l’aspect de la reine des ruines, quand, un soir, il entra au théâtre d’Argentina, devant lequel se pressait une grande foule. Il s’enquit des causes de cette affluence, et le monde répondit par deux noms : — Zambinella ! Jomelli ! Il entre et s’assied au parterre, pressé par deux abbati notablement gros ; mais il était assez heureusement placé près de la scène. La toile se leva. Pour la première fois de sa vie il entendit cette musique dont monsieur Jean-Jacques Rousseau lui avait si éloquemment vanté les délices, pendant une soirée du baron d’Holbach. Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de Jomelli.
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