Jamais de joie excessive. Mais jamais non plus de peine. Ils n’étaient faits d’ailleurs ni pour les joies ni pour les peines.

Or, un jour, au moment même de la représentation, par suite d’indisposition subite des principaux interprètes, le théâtre où travaillait Gustave Bréaume dut faire relâche. Gustave résolut d’aller rejoindre sa femme. Mais, en route, il passa devant un nouveau music-hall, le Palace Impérial, tout ruisselant de cascades électriques, et où d’immenses affiches multicolores dressaient la merveilleuse silhouette de la belle Angélis.

Gustave n’avait jamais eu l’occasion de voir une de ces magnifiques créatures qui s’habillent avec quelques colliers de diamants et de perles. Il fut tenté. Ernestine pourrait-elle lui reprocher cette innocente distraction ? Malgré la dépense, il prit un fauteuil de galerie et entra.

Placé au premier rang, entre un soldat tout pâle et un vieux monsieur respectable, il écouta sans plaisir quelques chansons libertines et vit défiler des bataillons de filles qui lui semblèrent très laides. Son voisin, le soldat, devina sans doute son ennui et murmura :

— Patientez. C’est son tour.

— À qui ?

— À la belle Angélis. Vous allez voir comme elle est découpée !

Le tumulte de l’orchestre s’arrêta. La multitude des figurants demeura figée sur place. Un grand silence annonça l’événement solennel. Et, d’un buisson d’éventails en plumes qui palpitaient mystérieusement, surgit la belle Angélis.

Il y eut comme un bruit de clameurs étouffées, de gestes qui s’immobilisaient. Gustave exhala quelques balbutiements de stupeur. Tout de suite, il avait reconnu, dans cette apparition miraculeuse, sa femme, Ernestine, toute nue.

Ce qui bouleversait Gustave, c’était à la fois de reconnaître Ernestine et, pour ainsi dire, de ne pas la reconnaître. Que cette femme nue fût la sienne, il n’en doutait pas une seconde. Mais comment se pouvait-il que sa femme fût ainsi, et qu’il n’en eût rien su jusqu’alors, et qu’elle-même ne se fût pas plus vantée d’être ainsi que si elle eût ignoré la perfection de ses formes ? L’épouse, qui était à lui, depuis cinq ans, avait donc ce corps admirable que tout Paris venait contempler chaque soir, cette gorge ample et magnifique, cette peau blanche que les projections illuminaient, cette majesté d’attitude ?

Il n’éprouva point de jalousie, mais subit un accès de rage en voyant d’un coup d’œil tout ce public silencieux, tous ces hommes haletants, dont le regard caressait éperdument le beau corps qui s’offrait sans un voile. Mais cette crise dura peu. Il sentait confusément qu’il n’y avait point que du désir dans le silence et l’immobilité de la foule, mais une admiration sans bornes et le respect de la beauté.

Lui-même, il la comprenait, cette beauté inconnue qu’à son insu il avait dédaignée. Elle influait sur lui, le désarmait et l’apaisait. Et tout cela faisait descendre dans son âme une singulière douceur qui le gonflait d’une fierté croissante, d’un orgueil de mari dont la femme n’a point et ne peut avoir de rivale en ce monde.

Le buisson d’éventails cependant s’était entrouvert, et la belle Angélis en sortait. Elle évolua avec une grâce incomparable, reine par la noblesse et la dignité, chaste par la pureté des lignes. L’orchestre chantait ses louanges. Les figurants s’inclinaient devant elle. Le vieux monsieur déclara, en confidence :

— D’après l’ouvreuse, c’est une dactylographe. Il y a deux semaines, une de ses amies, qui est employée ici, lui téléphona de venir. La vedette manquait. On déshabilla la dactylo, et on en fit la belle Angélis… Cinq cents francs par soir, dit-on.

Gustave frissonna. Il n’avait pas encore réfléchi aux raisons pour lesquelles sa femme s’exhibait ainsi. Plaisir de montrer ses formes ? Perversité ? Non.