Une chose est certaine, l’endroit continue d’être sous l’emprise d’un mystérieux pouvoir magique qui envoûte les esprits des braves gens, dont la démarche révèle une continuelle rêverie. S’adonnant à toutes sortes de croyances merveilleuses, ils sont sujets aux transes et aux visions, sont fréquemment les témoins d’étranges scènes ou entendent de la musique et des voix flotter autour d’eux. Tout le voisinage regorge de contes du cru, de lieux hantés et de superstitions obscures ; étoiles filantes et météores illuminent le ciel de cette vallée-là plus souvent que partout ailleurs, et le cauchemar, jument de la nuit, suivie de son cortège de neuf rejetons (9), semble en faire le théâtre favori de ses frasques.
Toutefois, l’esprit dominant qui hante cette région enchantée, celui qui semble être le commandant en chef de toutes les puissances de l’air, n’est autre qu’une apparition se manifestant sous la forme d’un cavalier sans tête. Certains affirment qu’il est le fantôme d’un soldat de la cavalerie hessoise (10) dont la tête fut emportée par un boulet de canon au cours de quelque obscure bataille de la Révolution ; de temps en temps, on l’aperçoit dans la campagne, parcourant la nuit obscure à vive allure, comme s’il chevauchait le vent. Il ne se contente pas de hanter la vallée elle-même, mais à l’occasion se hasarde sur les routes voisines, le plus souvent au voisinage d’une église des environs. En effet, certains historiens de la région des plus autorisés ont soigneusement réuni et confronté les rumeurs courant sur le spectre : ils assurent que le corps du cavalier fut enseveli dans le cimetière de l’église en question et que son fantôme galope la nuit jusqu’au champ de bataille à la recherche de sa tête. La vélocité dont il fait montre parfois lorsqu’il traverse le Val, tel ces bourrasques de minuit, serait due à la hâte qui le tenaille lorsqu’il est en retard pour regagner le cimetière avant le lever du jour (11).
Voilà les grandes lignes de cette croyance légendaire qui n’a pas manqué d’inspirer plus d’une histoire extravagante aux habitants de cette contrée des ombres, où le spectre est connu, dans tous les foyers, sous le nom du Cavalier sans tête du Val Dormant.
De façon remarquable, cette propension aux visions dont je viens de parler n’est pas spécifique aux natifs de la vallée, mais touche à leur insu tous ceux qui y résident quelque temps. Même s’ils étaient parfaitement éveillés avant de pénétrer dans cette région dormante, ils peuvent être sûrs, en peu de temps, de céder à l’influence ensorcelante de l’air ambiant et de voir s’épanouir leur imagination : ils vont de rêve en rêve et ont des apparitions.
Si je chante les louanges de ces lieux paisibles, c’est parce que dans ces petites vallées hollandaises retirées que l’on découvre, ici et là, au cœur du grand État de New-York, la population, les us et les coutumes demeurent immuables, tandis que le grand torrent des migrations et du progrès, qui apporte sans relâche tant de changements dans d’autres régions de ce pays turbulent, s’écoule à leur insu. Elles sont comme ces petits bassins d’eau dormante qui bordent un torrent puissant : on peut y voir un brin de paille ou une bulle sagement à l’ancre ou décrivant des cercles dans leur port de fortune, rester indifférents au flot qui progresse à un train d’enfer. Bien que de nombreuses années se soient écoulées depuis ma dernière promenade sous les ombrages ensommeillés du Val Dormant, je me demande si je n’y retrouverais pas aujourd’hui encore les mêmes arbres et les mêmes familles végétant au cœur de cette terre protégée (12).
En cet écart naturel, à une époque lointaine de l’histoire de l’Amérique, à vrai dire, il y a près de trente ans, demeurait une brave âme (13) du nom d’Ichabod Crane (14), qui séjourna, ou, comme il aimait à le dire lui-même, « s’attarda » au Val Dormant, dans le seul but d’instruire les enfants des environs. Il était né dans le Connecticut (15), État qui fournit à l’Union ses pionniers de la forêt et de l’esprit, et qui envoie chaque année ses légions de défricheurs sur la frontière et ses bataillons d’instituteurs à la campagne. Le patronyme de Crane (16) n’était pas sans convenir à sa personne. Il était grand, mais excessivement maigre et étroit d’épaules ; il avait de longs bras et de longues jambes, des mains qui pendaient à vingt toises de ses manches, des pieds qui auraient pu servir de pelles, et toute sa carcasse semblait avoir du mal à se maintenir entière. Sa tête était petite et aplatie sur le dessus, affublée d’une paire d’oreilles démesurées et de grands yeux verts vitreux surmontant un long nez de bécasse ; en fait, elle ressemblait assez à une girouette tournant avec le vent, montée sur l’axe grêle de son cou. À le voir arpenter la crête d’une colline par une journée venteuse, avec ses vêtements se gonflant et flottant autour de lui, on aurait pu le prendre pour le génie de la famine descendu sur Terre, ou pour quelque épouvantail qui se serait échappé d’un champ de blé indien.
Son école était une bâtisse basse faite de rondins grossiers, comprenant une grande pièce unique dont les vitres étaient en partie remplacées par des feuilles provenant de vieux cahiers. L’endroit était très astucieusement protégé lorsqu’il était inoccupé après la classe par un brin d’osier entortillé autour de la poignée de la porte et des piquets coincés contre les volets, si bien qu’un éventuel voleur aurait pu entrer sans difficulté mais aurait éprouvé quelque embarras pour ressortir. L’idée avait très probablement été empruntée par l’architecte Yost Van Houten au secret de la nasse à anguille. L’école était plutôt isolée, mais assez bien située, juste au pied d’une colline boisée ; un ruisseau coulait à proximité et, sur le côté, poussait un impressionnant bouleau. Dans la torpeur de l’été, on entendait, montant de là, le murmure grave des voix des élèves apprenant leurs leçons, tel le bourdonnement d’une ruche, interrompu de temps à autre par la voix autoritaire du maître qui tantôt menaçait, tantôt ordonnait, ou même occasionnellement… par le claquement terrifiant de sa baguette de bouleau quand il pressait quelque retardataire indolent sur les chemins fleuris de la connaissance. À la vérité, c’était un homme consciencieux qui gardait toujours à l’esprit cette règle d’or : « Qui aime bien, châtie bien (17) »… et Ichabod Crane aimait beaucoup ses élèves.
Je ne voudrais pas, cependant, laisser penser qu’il fût dans son école un de ces cruels potentats qui tirât plaisir de la souffrance de ses sujets ; au contraire, il administrait la justice avec plus de discernement que de sévérité, allégeant le fardeau des plus faibles pour charger davantage les plus forts. Le jeune garçon fluet qui grimaçait à la seule vue de la baguette bénéficiait de toute son indulgence, mais le maître satisfaisait aux exigences de la justice en gratifiant d’une double ration l’un de ces solides petits garnements hollandais, buté, bêcheur, que la trique rendait plus boudeur, plus rétif et plus renfrogné encore. Il appelait cela « faire son devoir envers leurs parents » et il n’infligeait jamais un châtiment sans l’accompagner de l’assurance, si réconfortante pour le galopin contrit, « qu’il n’oublierait pas la leçon de sitôt et le remercierait jusqu’au dernier jour de sa vie ».
Après les heures de classe, il était souvent le compagnon de jeu des plus grands, et les après-midi fériés, il aimait à escorter jusqu’à la maison certains des plus petits, surtout s’ils avaient la chance d’avoir des sœurs jolies ou si leur mère était de ces excellentes ménagères aux talents culinaires reconnus. En fait, il était dans son intérêt de rester en bons termes avec ses élèves. Les revenus qu’il tirait de son école étaient maigres, et n’auraient sans doute pas suffi à lui gagner son pain quotidien, car c’était un très gros mangeur, et, bien que squelettique, il avait la faculté de se dilater comme un anaconda. Toutefois, afin que sa subsistance soit assurée, il était logé et nourri par les fermiers dont il instruisait les enfants, selon la coutume en vigueur dans ces campagnes. Ainsi passait-il à tour de rôle une semaine entière chez chacun d’eux, faisant la tournée du voisinage, transportant tous ses effets personnels serrés dans un grand mouchoir de coton.
Pour que tout cela ne grève pas trop la bourse de ses rustiques patrons, prompts à ne voir qu’une charge douloureuse dans les dépenses consacrées à l’éducation de leurs enfants, et de simples parasites en leurs maîtres d’école, il ne manquait pas une occasion de se rendre à la fois utile et agréable. Il assistait à l’occasion les fermiers dans leurs tâches les plus légères : il aidait à faire les foins, réparait les clôtures, amenait les chevaux à boire, allait chercher les vaches au pré et coupait du bois pour l’hiver. De même bannissait-il alors toute la dignité dominatrice et le pouvoir absolu dont il faisait montre dans son petit empire scolaire, si bien qu’il passait pour un homme merveilleusement gentil qui savait s’attirer la sympathie de tous. Il trouvait grâce aux yeux des mères en câlinant les enfants, surtout les plus jeunes ; et, tel le lion valeureux qui, autrefois, laissa généreusement la vie à l’agneau (18), il lui arrivait souvent de s’asseoir, un enfant sur un genou, tout en balançant du pied un berceau de longues heures durant.
En plus de ces diverses occupations, il était le maître de chant de la région et gagnait ainsi force shillings, en instruisant les plus jeunes dans l’art de la psalmodie. C’était une grande source de fierté pour lui que de prendre place, le dimanche, devant la tribune de l’église, accompagné de ses meilleurs choristes, et de ravir ainsi sans appel, du moins le croyait-il, la palme au pasteur.
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