Forster, supplier les jeunes gens de Bradford d'apprendre le français pour faire leur chemin dans le monde; il citait sa propre expérience et racontait qu'il s'était senti tout penaud, quand, en sa qualité de ministre, il dut fréquenter une société où le français était au moins aussi nécessaire que l'anglais. De fait, les bourgeois anglais étaient en règle générale à cette époque des parvenus absolument sans culture, et ne pouvaient faire autrement que d'abandonner bon gré mal gré à l'aristocratie ces postes élevés du gouvernement, qui exigeaient d'autres qualités qu'une étroitesse insulaire et une suffisance insulaire, épicées de roublardise commerciale. Même aujourd'hui les débats interminables de la presse sur l'éducation bourgeoise démontrent que la classe moyenne anglaise ne se croit pas encore assez bonne pour une éducation supérieure et ambitionne quelque chose de plus modeste Ainsi, même après l'abrogation des lois sur les céréales, on considéra comme tout naturel, que les hommes qui avaient remporté la victoire, les Cobden, les Bright, les Forster, etc., fussent exclus de toute participation au gouvernement officiel du pays, jusqu'à ce qu'enfin, vingt ans après, un nouveau Reform act leur ouvrît les portes du ministère La bourgeoisie anglaise est encore aujourd'hui si pénétrée du sentiment de son infériorité sociale qu'elle entretient à ses propres frais et à ceux de la nation une classe de parasites décoratifs pour représenter dignement la nation dans toutes les circonstances solennelles, et qu'elle s'estime fort honorée quand un de ses membres est jugé assez digne pour être admis dans ce corps choisi et privilégié, fabriqué après tout par elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerciale n'était donc pas encore parvenue à éliminer complètement l'aristocratie foncière du pouvoir politique, quand un nouveau rival, la classe ouvrière, entra en scène. La réaction qui suivit le mouvement chartiste et les révolutions continentales, aussi bien que le développement sans précédent du commerce anglais de 1848 à 1866 (communément attribué au seul libre -- échange, mais dû bien davantage au colossal développement des chemins de fer, de la navigation à vapeur et des moyens de communication en général) avaient une fois encore fait passer la classe ouvrière sous la dépendance du Parti libéral, dont elle avait formé dans les temps pré chartistes l'aile radicale. Néanmoins, la revendication du droit de vote pour les ouvriers devint peu à peu irrésistible; tandis que les dirigeants whigs du Parti libéral « avaient la frousse », Disraeli montra sa supériorité en amenant les tories à saisir le moment favorable et à introduire une extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient dans des villes en même temps qu'un remaniement des circonscriptions électorales. Puis vint le scrutin secret et, en 1884, l'extension du droit de vote à tous ceux qui résidaient à la campagne en même temps qu'un nouveau remaniement des circonscriptions électorales tendant à les rendre à peu près égales. Toutes ces mesures augmentèrent considérablement la puissance électorale de la classe ouvrière, au point que dans au moins 150 à 200 circonscriptions électorales, les ouvriers forment maintenant la majorité des électeurs. Mais le parlementarisme est une excellente école -- oh combien ! -- pour enseigner le respect de la tradition; si la bourgeoisie regarde avec crainte et respect ce que lord Manners a appelé plaisamment « notre vieille noblesse », la masse des ouvriers regardaient alors avec respect et déférence ceux qu'on avait coutume de désigner comme « leurs supérieurs », la bourgeoisie. A coup sûr l'ouvrier anglais était, il y a une quinzaine d'années, l'ouvrier modèle, dont l'estime respectueuse pour la situation de son maître et la réserve qu'il s'imposait pour réclamer ses droits consolaient nos économistes allemands appartenant à l'école des socialistes de la chaire des incurables tendances communistes et révolutionnaires du prolétariat de leur propre nation.
Mais les bourgeois anglais, qui étaient de bons hommes d'affaires et le sont encore, virent plus loin que les professeurs allemands. Ce n'est qu'à contrecoeur qu'ils avaient partagé leur pouvoir avec la classe ouvrière. Ils avaient appris ù l'époque du chartisme de quoi était capable le peuple, ce puer robustus sed malitiosus; et depuis ils avaient été contraints d'accepter la plus grande partie de la charte du peuple et de l'incorporer dans la Constitution de la Grande- Bretagne. Maintenant, plus que jamais, le peuple doit être tenu en bride par des moyens moraux, et le premier et le principal moyen d'action sur les masses est et reste encore. . la religion. De là cette présence majoritaire d'ecclésiastiques au sein des commissions chargées d'administrer les écoles, de là ces dépenses sans cesse grandissantes que la bourgeoisie s'impose pour encourager toutes les espèces de revivalisme, depuis le ritualisme jusqu'à l'Armée du Salut.
Et c'est alors qu'éclata le triomphe de la respectabilité britannique sur la libre pensée et le relâchement religieux du bourgeois continental. Les ouvriers de France et d'Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme; et pour de bonnes raisons ils n'étaient pas du tout regardants quant à la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir. Le puer robustus était devenu de jour en jour plus malitiosus. Il ne restait qu'une ressource aux bourgeoisies française et allemande: laisser tomber discrètement leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l'heure où il sent venir le mal de mer, jette à l'eau le cigare avec lequel il se pavanait en s'embarquant: l'un après l'autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l'Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu'il était impossible d'éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement à leurs bancs d'église le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s'étaient fourvoyés s avec leur matérialisme. « Die Religion muss dem Volk erhalten werden » -- il faut conserver la religion pour le peuple, -- c'était le seul moyen qui restait de sauver la société de la ruine totale. Malheureusement pour eux. ils ne firent cette découverte qu'après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours. Et, maintenant, c'était au bourgeois britannique de ricaner et de s'écrier: « Imbéciles ! Il y a deux siècles que j'aurais pu vous dire cela ! »
Cependant, je crains que ni la religieuse stupidité du bourgeois anglais, ni la conversion après coup du bourgeois du continent ne puissent opposer une digue à la marée montante du prolétariat. La tradition est une grande force retardatrice, elle est la force d'inertie de l'histoire mais comme elle est simplement passive, elle est .sûre d'être brisée; la religion ne sera pas non plus une sauvegarde durable pour la société capitaliste. Si nos idées juridiques philosophiques et religieuses sont les rejetons plus ou moins éloignés des rapports économiques régnant dans une société donnée, ces idées ne peuvent pas résister à la longue a un changement complet de ces rapports.
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