que sous la forme d'une République démocratique bourgeoise. Pas plus qu'aucun de leurs prédécesseurs, les grands penseurs du XIIIe siècle ne pouvaient transgresser les barrières que leur propre époque leur avait fixées.

Mais, à côté de l'opposition entre la noblesse féodale et la bourgeoisie qui se donnait pour le représentant de tout le reste de la société, existait l'opposition universelle contre exploiteurs et exploités, riches oisifs et pauvres laborieux. Et c'est justement celle circonstance qui permit aux représentants de la bourgeoisie de se poser en représentants non pas d'une classe particulière, mais de toute l'humanité souffrante. Il y a plus. Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire: les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le bourgeois des corporations du moyen âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si. dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs; dans la Révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d'une classe encore embryonnaire, correspondaient des manifestations théoriques; au XVIe et au XVIIe siècle, des peintures utopiques d'une société idéale; au XIIIe, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l'égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s'étendre aussi à la situation sociale des individus; ce n'étaient plus seulement les privilèges de classes qu'on devait supprimer, mais les différences de classes elles mêmes. Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme aseptique se rattachant à Sparte, interdisant toute joie de l'existence. Puis vinrent les trois grands utopistes: Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l'orientation prolétarienne; Fourier et Owen: ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l'impression des contradictions qu'elle engendre, développa systématiquement ses propositions d'abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.

Tous trois ont ceci de commun qu'ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l'histoire avait engendré dans l'intervalle. Comme les philosophes de l'ère des lumières, ils veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l'humanité entière. Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières. Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d'après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c'est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu'ici, la raison et la justice effectives n'ont pas régné dans le monde, c'est qu'on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait précisément l'individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité; qu'il se soit présenté maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte, pas avec nécessité de l'enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c'est une simple chance. L'individu de génie aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt, et il aurait épargné à l'humanité cinq cents ans d'erreur, de luttes et de souffrances.

Les philosophes français du XIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient, nous l'avons vu, à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n'était en réalité rien d'autre que l'entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu'elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n'apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L'Ètat de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l'ère de la Terreur; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s'était réfugiée d'abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien; la paix éternelle qui avait été promise s'était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n'avait pas connu un sort meilleur. L'opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien être général, avait été aggravée par l'élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l'Église qui l'adoucissaient; l' « affranchissement de la propriété » de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre cette petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété; l'essor de l'industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l'expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d'année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s'étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque là dans le secret, n'en fleurirent qu'avec plus d'exubérance.