Ainsi encore, dans son plan définitif d'avenir, l'élaboration technique des détails, y compris le tracé, l'élévation et la vue cavalière, est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de reforme sociale d'Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l'organisation, même du point de vue technique.

Le passage au communisme fut le tournant de la vie d'Owen. Tant qu'il s'était contenté du rôle de philanthrope, il n'avait récolté que richesse, approbation, honneur et gloire. Il était l'homme le plus populaire d'Europe; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d'État et des princes l'écoutaient et l'approuvaient. Mais lorsqu'il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui lui semblaient surtout barrer la route de la réforme sociale: la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l'attendait s'il les attaquait: universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu'il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d'agir dans son sein. Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent réalisés en Angleterre dans l'intérêt des travailleurs se rattachent au nom d'Owen. C'est ainsi qu'après cinq ans d'efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques . C'est ainsi qu'il présida le premier congrès au cours duquel les trade unions de toute l'Angleterre s'assemblèrent en une seule grande association syndicale. C'est ainsi qu'il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d'une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer; d'autre part, les bazars du travail, établissements pour l'échange de produits du travail au moyen d'une monnaie papier du travail, dont l'unité était constituée par l'heure de travail; ces établissements, nécessairement voués à l'échec, étaient une anticipation complète de la banque d'échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, mais s'en distinguaient précisément par le fait qu'ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.

La manière de voir des utopistes a longtemps dominé les idées socialistes du XIXe siècle et les domine encore en partie. Elle était encore, il y a peu de temps, celle de tous les socialistes anglais et français; c'est à elle que se rattachent les débuts du communisme allemand, Weitling, compris. Le socialisme est pour eux tous l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu'on le découvre pour qu'il conquière le monde par la vertu de sa propre force; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. Cela étant, la vérité, la raison et la justice absolues redeviennent différentes avec chaque fondateur d'école; et comme l'espèce de vérité, de raison et de justice absolues qui est particulière à chacun d'eux dépend de son entendement subjectif, de ses conditions de vie, du degré de ses connaissances et de la formation de sa pensée, la seule solution possible à ce conflit de vérités absolues, c'est qu'elles s'usent l'une contre l'autre. Rien d'autre ne pouvait sortir de là qu'une espèce de socialisme éclectique moyen, comme celui qui règne, aujourd'hui encore, en fait, dans l'esprit de la plupart des ouvriers socialistes de France et d'Angleterre: un mélange, admettant la plus grande variété de nuances, où entrent, dans ce qu'elles ont de moins insolite, les observations critiques des divers fondateurs de secte, leurs thèses économiques et leurs peintures de ]a société future; et ce mélange s'opère d'autant plus facilement que, dans chaque élément composant, les arêtes vives de la précision ont été émoussées au fil des débats comme les galets au fil du ruisseau. Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer sur un terrain réel.

 

Chapitre II

Cependant, à côté et à la suite de la philosophie française du XIIIe siècle, la philosophie allemande moderne était née et avait trouvé son achèvement en Hegel. Son plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée. Les philosophes grecs de l'antiquité étaient tous dialecticiens par naissance, par excellence de nature, et l'esprit le plus encyclopédique d'entre eux, Aristote, a aussi déjà étudié les formes les plus essentielles de la pensée dialectique. La philosophie moderne, par contre, bien que la dialectique y eût aussi de brillants représentants (par exemple Descartes et Spinoza) s'était de plus en plus embourbée, surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique, qui domine aussi presque sans exception les Français du XIIIe siècle, du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques. En dehors de la philosophie proprement dite, ils étaient néanmoins en mesure de produire des chefsd'oeuvre de dialectique; nous rappellerons seulement le Neveu de Rameau de Diderot et le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau. Indiquons ici, brièvement, l'essentiel des deux méthodes.

Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire humaine ou notre propre activité mentale, ce qui s'offre d'abord à nous, c'est le tableau d'un enchevêtrement infini de relations et d'actions réciproques où rien ne reste ce qu'il était, là où il était et comme il était, mais où tout se meut, change, devient et périt. Nous voyons donc d'abord le tableau d'ensemble, dans lequel les détails s'effacent encore plus ou moins; nous prêtons plus d'attention au mouvement, aux passages de l'un à l'autre, aux enchaînements qu'à ce qui se meut, passe et s'enchaîne. Cette manière primitive, naïve, mais correcte quant au fond, d'envisager le monde est celle des philosophes grecs de l'antiquité, et le premier à la formuler clairement fut Héraclite: Tout est et n'est pas car tout est fluent, tout est sans cesse en train de se transformer, de devenir et de périr. Mais cette manière de voir, si correctement qu'elle saisisse le caractère général du tableau que présente l'ensemble des phénomènes, ne suffit pourtant pas à expliquer les détails dont ce tableau d'ensemble se compose; et tant que nous ne sommes pas capables de les expliquer, nous n'avons pas non plus une idée nette du tableau d'ensemble. Pour connaître ces détails, nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers, etc..