Bien que Hegel fût avec Saint-Simon la tête la plus encyclopédique de son temps, il était tout de même limité, d'abord par l'étendue nécessairement restreinte de ses propres connaissances, ensuite par l'étendue et la profondeur également restreintes des connaissances et des vues de son époque. Mais il faut tenir compte encore d'une troisième circonstance. Hegel était idéaliste, ce qui veut dire qu'au lieu de considérer les idées de son esprit comme les reflets plus ou moins abstraits des choses et des processus réels, il ne considérait à l'inverse les objets et leur développement que comme de simples copies réalisées de l'« Idée » existant de quelque manière dès avant le monde. De ce fait, tout était mis sur la tête et l'enchaînement réel du monde entièrement inversé. Et en conséquence, bien que Hegel eût appréhendé mainte relation particulière avec tant de justesse et de génie, les raisons indiquées rendaient inévitable que le détail aussi tournât souvent au ravaudage, à l'article, à la construction, bref, à la perversion du vrai. Le système de Hegel comme tel a été un colossal avortement bien que le dernier du genre. En effet, ne souffrait-il pas toujours d'une contradiction interne incurable ? D'une part, son postulat essentiel était la conception historique selon laquelle l'histoire de l'humanité est un processus évolutif qui, par nature, ne peut trouver sa conclusion intellectuelle dans la découverte d'une prétendue vérité absolue; mais, d'autre part, il prétend être précisément la somme de cette vérité absolue. Un système de connaissance de la nature et de l'histoire embrassant tout et qui constitue une conclusion définitive est en contradiction avec les lois fondamentales de la pensée dialectique; ce qui toutefois n'exclut nullement, mais implique, au contraire, que la connaissance systématique de l'ensemble du monde extérieur puisse progresser à pas de géant de génération en génération.

Une fois démêlée la totale perversion caractéristique de l'idéalisme allemand du passé, il fallait forcément revenir au matérialisme, mais notons le non pas au matérialisme purement métaphysique, exclusivement mécanique du XIIIe siècle. En face de la condamnation pure et simple, naïvement révolutionnaire de toute l'histoire antérieure, le matérialisme moderne voit, dans l'histoire, le processus d'évolution de l'humanité, et sa tâche est de découvrir ses lois motrices. En face de la représentation de la nature qui régnait tant chez les Français du XIIIe siècle que chez Hegel encore, et qui en faisait un tout restant constamment semblable à lui même et se mouvant en cycles étroits, avec des corps célestes éternels, ainsi que l'avait enseigné Newton, et des espèces organiques immuables, ainsi que l'avait enseigné Linné, le matérialisme moderne synthétise, au contraire, les progrès modernes des sciences de la nature, d'après lesquels la nature, elle aussi, a son histoire dans le temps; les corps célestes, comme les espèces vivantes susceptibles d'y vivre dans des circonstances favorables, naissent et périssent, et les cycles de révolution, dans la mesure où en général on peut encore les admettre, prennent des dimensions infiniment plus grandioses. Dans les deux cas, il est essentiellement dialectique et n'a que faire d'une philosophie placée au dessus des autres sciences. Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l'enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire.

Mais tandis que le revirement dans la conception de la nature ne pouvait s'accomplir que dans la mesure où la recherche fournissait la quantité correspondante de connaissances positives, des faits historiques s'étaient déjà imposés beaucoup plus tôt, qui amenèrent un tournant décisif dans la conception de l'histoire. En 1831 avait eu lieu à Lyon la première insurrection ouvrière; de 1838 à 1842, le premier mouvement ouvrier national, celui des chartistes anglais, atteignait son point culminant. La lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie passait au premier plan de l'histoire des pays les plus avancés d'Europe, proportionnellement au développement de la grande industrie d'une part, de la domination politique nouvellement conquise par la bourgeoisie d'autre part. Les enseignements de l'économie bourgeoise sur l'identité des intérêts du capital et du travail, sur l'harmonie universelle et la prospérité universelle résultant de la libre concurrence, étaient démentis de façon de plus en plus brutale par les faits. Il n'était plus possible de réfuter tous ces faits, pas plus que le socialisme français et anglais qui, malgré toutes ses imperfections, en était l'expression théorique. Mais l'ancienne conception idéaliste de l'histoire qui n'était pas encore détrônée, ne connaissait pas de luttes de classes reposant sur des intérêts matériels, ni même, en général, d'intérêts matériels; la production et toutes les relations économiques n'y apparaissaient qu'à titre accessoire, comme éléments secondaires de l'«histoire de la civilisation ».

Les faits nouveaux obligèrent à soumettre toute l'histoire du passé à un nouvel examen et il apparut que toute histoire passée, à l'exception des origines, était l'histoire de luttes de classes, que ces classes sociales en lutte l'une contre l'autre sont toujours des produits des rapports de production et d'échange, en un mot des rapports économiques de leur époque; que, par conséquent, la structure économique de la société constitue chaque fois la base réelle qui permet, en dernière analyse, d'expliquer toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, aussi bien que des idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Hegel avait libéré de la métaphysique la conception de l'histoire, il l'avait rendue dialectique, mais sa conception de l'histoire était essentiellement idéaliste. Maintenant l'idéalisme était chassé de son dernier refuge, la conception de l'histoire; une conception matérialiste de l'histoire était donnée et la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes en partant de leur être, au lieu d'expliquer leur être en partant de leur conscience, comme on l'avait fait jusqu'alors.

En conséquence, le socialisme n'apparaissait plus maintenant comme une découverte fortuite de tel ou tel esprit de génie, mais comme le produit nécessaire de la lutte de deux classes produites par l'histoire, le prolétariat et la bourgeoisie. Sa tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l'économie qui avait engendré d'une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit. Mais le socialisme antérieur était tout aussi incompatible avec cette conception matérialiste de l'histoire que la conception de la nature du matérialisme français l'était avec la dialectique et les sciences modernes de la nature. Certes, le socialisme antérieur critiquait le mode de production capitaliste existant et ses conséquences, mais il ne pouvait pas l'expliquer, ni par conséquent en venir à bout; il ne pouvait que le rejeter purement et simplement comme mauvais. Plus il s'emportait avec violence contre l'exploitation de la classe ouvrière qui en est inséparable, moins il était en mesure d'indiquer avec netteté en quoi consiste cette exploitation et quelle en est la source. Or le problème était, d'une part, de représenter ce mode de production capitaliste dans sa connexion historique et sa nécessité pour une période déterminée de l'histoire, avec par conséquent, la nécessité de sa chute, d'autre part, de mettre à nu aussi son caractère interne encore caché.