La présente édition a subi diverses petites modifications: des additions de quelque importance n'ont été faites qu'en deux endroits: dans le premier chapitre à propos de Saint-Simon qui était tout de même un peu désavantagé par rapport à Fourier et Owen, et vers la fin du troisième chapitre à propos de la forme de production des «trusts » qui avait pris entre temps de l'importance.

Londres, le 12 mai 1891. Friedrich ENGELS.

 

INTRODUCTION A LA PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE

La présente brochure est, à l'origine, une partie d'un ensemble plus vaste. Vers 1875, le Dr E. Dühring, privat dozent à l'université de Berlin, annonça soudain et avec quelque bruit sa conversion au socialisme et offrit au public allemand non seulement une théorie socialiste minutieusement élaborée, mais aussi un projet complet de réorganisation pratique de la société; comme de juste, il tomba à bras raccourcis sur ses prédécesseurs; il fit surtout à Marx l'honneur de déverser sur lui les flots de sa colère.

Cela se passait à peu près au temps où les deux fractions du Parti socialiste allemand -- le groupe d'Eisenach et les lassalliens -- venaient d'opérer leur fusion et d'acquérir ainsi, non seulement un immense accroissement de forces mais ce qui était plus encore, la possibilité de mettre en jeu toute cette force contre l'ennemi commun. Le Parti socialiste était en train de devenir rapidement en Allemagne une puissance. Mais pour en faire une puissance la première condition était que l'unité nouvellement conquise ne fut pas menacée. Or le Dr Dühring se mit ouvertement à grouper autour de sa personne une secte, noyau d'un futur parti. Il devenait donc nécessaire de relever le gant qui nous était jeté et, bon gré mal gré, de mener le combat à son terme.

Or, bien qu'elle ne présentât pas trop de difficultés, c'était là une affaire de longue haleine. Nous autres Allemands, c'est bien connu, avons la manie terriblement pesante d'aller au fond des choses; nous sommes d'une profondeur radicale ou d'un radicalisme profond, comme il vous plaira de l'appeler. Chaque fois que l'un de nous expose ce qu'il considère comme une théorie nouvelle, il faut d'abord qu'il l'élabore pour en faire un système universel. Il lui faut prouver qu'à la fois les premiers principes de la logique et les lois fondamentales de l'univers n'ont existé de toute éternité à une fin autre que de conduire en dernière analyse à la doctrine qu'il vient de découvrir et qui en est le couronnement. Sous ce rapport le Dr Dühring ne déparait pas le niveau national. Rien de moins qu'un Système de philosophie complet, avec philosophie de l'esprit, de la morale, de la nature et de l'histoire; qu'un Système d'économie politique et du socialisme complet; et enfin qu'une Histoire critique de l'économie politique trois gros in- octavo, extrinsèquement et intrinsèquement pesants, trois corps d'armée d'arguments mobilisés contre tous les philosophes et économistes antérieurs en général, et contre Marx en particulier, en fait une tentative de complet « bouleversement de la science » voilà ce à quoi il me fallait me mesurer. J'ai eu à traiter de tous les sujets possibles et imaginables; depuis les concepts de temps et d'espace jusqu'au bimétallisme, depuis l'éternité de la matière et du mouvement jusqu'à la périssable nature de nos idées morales, depuis la sélection naturelle de Darwin jusqu'à l'éducation de la jeunesse dans une société future. Néanmoins, l'universalité systématique de mon adversaire m'a donné l'occasion de développer en opposition à lui, et pour la première fois dans leur enchaînement, les opinions que nous avions, Marx et moi, sur cette grande variété de sujets. Telle fut la principale raison qui me fit entreprendre cette tâche, par ailleurs ingrate.

Ma réponse, d'abord publiée en une série d'articles dans le Vorwärts de Leipzig, organe principal du Parti socialiste, fut ensuite imprimée en un volume sous le titre: M. Eugène Dühring bouleverse la science. Une deuxième édition parut à Zurich en 1886.

A la demande de mon ami Paul Lafargue, actuellement député de Lille à la Chambre des Députés, je transformai trois chapitres de ce volume et en fis une brochure qu'il traduisit et publia en 1880 sous le titre de Socialisme utopique et socialisme scientifique. Une édition polonaise et une édition espagnole furent préparées d'après le texte français. En 1883 nos amis d'Allemagne firent paraître la brochure dans sa langue originale. Depuis, des traductions faites sur le texte allemand ont été publiées en italien, en russe, en danois, en hollandais et en roumain, de telle sorte qu'avec la présente édition anglaise, ce petit volume circule en dix langues. Je ne connais aucun autre ouvrage socialiste, pas même notre Manifeste communiste de 1848 et Le Capital de Marx, qui ait été si souvent traduit. En Allemagne il a eu quatre éditions formant un total de 20000 exemplaires.

L'appendice, « La Marche », a été écrit dans l'intention de répandre dans le Parti socialiste allemand quelque connaissance élémentaire de l'histoire et du développement de la propriété terrienne en Allemagne. Cela paraissait d'autant plus nécessaire à une époque où ce parti était en passe d'étendre son influence à l'ensemble des travailleurs des villes et où il fallait gagner les travailleurs agricoles et les paysans Cet appendice a été englobé dans la traduction, car les formes originelles de possession de la terre, communes à toutes les tribus germaniques et l histoire de leur déclin sont encore moins connues en Angleterre qu'en Allemagne.