Dans la société du moyen âge, surtout dans les premiers siècles, ]a production était essentiellement orientée vers la consommation personnelle. Elle ne satisfaisait, en ordre principal, que les besoins du producteur et de sa famille. Là où, comme à la campagne, existaient des rapports personnels de dépendance, elle contribuait aussi à satisfaire les besoins du seigneur féodal. Il ne se produisait donc là aucun échange, et par suite, les produits ne prenaient pas non plus le caractère de marchandise. La famille du paysan produisait presque tout ce dont elle avait besoin, aussi bien outils et vêtements que vivres. C'est seulement lorsqu'elle en vint à produire un excédent au delà de ses propres besoins et des redevances en nature dues au seigneur féodal qu'elle produisit aussi des marchandises; cet excédent jeté dans l'échange social, mis en vente, devint marchandise. Les artisans des villes ont été certes forcés de produire dès le début pour l'échange. Mais, eux aussi, couvraient par leur travail la plus grande partie de leurs propres besoins; ils avaient des jardins et de petits champs; ils envoyaient leur bétail dans la forêt communale, qui leur donnait en outre du bois de construction et du combustible; les femmes filaient le lin, la laine, etc. La production en vue de l'échange, la production marchande n'était qu'à ses débuts. D'où échange limité, marché limité, mode de production stable, isolément du côté de l'extérieur, association locale du côté de l'intérieur: la Marche (communauté agraire) dans la campagne, la corporation dans la ville.

Mais avec l'extension de la production marchande et surtout l'avènement du mode de production capitaliste, les lois de la production marchande, qui sommeillaient jusque là, entrèrent aussi en action d'une manière plus ouverte et plus puissante. Les vieilles associations se relâchèrent, les vieilles barrières d'isolement furent percées, les producteurs transformés de plus en plus en producteurs de marchandises indépendants et isolés. L'anarchie de la production sociale vint au jour et fut de plus en plus poussée à son comble. Mais l'instrument principal avec lequel le mode de production capitaliste accrut cette anarchie dans la production sociale était juste le contraire de l'anarchie: l'organisation croissante de la production en tant que production sociale dans chaque établissement de production isolé.

C'est avec ce levier qu'il mit fin à la paisible stabilité d'autrefois. Là où elle fut introduite dans une branche d'industrie, elle ne souffrit à côté d'elle aucune méthode d'exploitation plus ancienne. Là où elle s'empara de l'artisanat, elle anéantit le vieil artisanat. Le champ du travail devint un terrain de bataille. Les grandes découvertes géographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multiplièrent les débouchés et accélérèrent la transformation de l'artisanat en manufacture. La lutte n'éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels; les luttes locales grandirent de leur côté jusqu'à devenir des luttes nationales: les guerres commerciales du XVIIe et du XIIIe siècle. La grande industrie, enfin, et l'établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe. Entre capitalistes isolés, de même qu'entre industries entières et pays entiers, ce sont les conditions naturelles ou artificielles de la production qui, selon qu'elles sont plus ou moins favorables, décident de l'existence. Le vaincu est éliminé sans ménagement. C'est la lutte darwinienne pour l'existence de l'individu, transposée de la nature dans la société avec une rage décuplée. La condition de l'animal dans la nature apparaît comme l'apogée du développement humain. La contradiction entre production sociale et appropriation capitaliste se présente alors comme l'antagonisme entre l'organisation de la production dans la fabrique individuelle et l'anarchie de la production dans l'ensemble de la société.

C'est dans ces deux formes d'apparition de la contradiction immanente au mode de production capitaliste de par son origine que se meut ce mode de production, en décrivant sans pouvoir en sortir ce « cercle vicieux » que Fourier découvrait déjà en lui. Toutefois, ce que Fourier ne pouvait encore voir de son temps, c'est que ce cercle se rétrécit peu à peu, que le mouvement représente plutôt une spirale, laquelle, comme celle des planètes, doit atteindre sa fin en entrant en collision avec le centre. C'est la force motrice de l'anarchie sociale de la production qui transforme de plus en plus la grande majorité des hommes en prolétaires et ce sont à leur tour les masses prolétariennes qui finiront par mettre un terme à l'anarchie de la production. C'est la force motrice de l'anarchie sociale de la production qui transforme la perfectibilité infinie des machines de la grande industrie en une loi impérative pour chaque capitaliste industriel pris à part, en l'obligeant à perfectionner de plus en plus son machinisme sous peine de ruine.