Detaille, en grand
peintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou. »
Mme de Villemur sentait là une invite directe à la
conversation ; avec l’adresse que donne l’habitude du cheval,
elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois
quarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisait
presque face à la princesse. « Vous ne connaissez pas M.
Detaille ? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile et
pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne le
connais pas, mais je connais ses œuvres », répondait
Mme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, et
avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au
célèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à lui
présenter d’une manière formelle, un imperceptible salut.
« Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous
présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait
alors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur du
Rêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et la
princesse s’avançait une chaise pour elle-même ; elle n’avait
en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir un
prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix
minutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence au
second. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa
visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par
l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de
mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait
recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée
commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non
loin de l’entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale,
les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deux
Altesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt
que moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauté
ne me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir de
cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si
parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardé
pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude de
dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant
une de ses soirées : « Vous viendrez, n’est-ce
pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec
eux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien,
dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se
lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux
Altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant :
« C’est gentil d’être venu », non qu’elle trouvât que
l’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour
accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la
rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de
Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait
visiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle ne
disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux
d’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de
pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de
Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la
main qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huissier.
Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette
identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il
allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de
l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas
seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait
qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait
de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte
et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de
l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit
troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le
regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique,
qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pour
compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec
l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse
intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de
Châtellerault ! » Mais c’était maintenant mon tour d’être
annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison,
qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions,
terribles pour moi – quoique d’une autre façon que pour M. de
Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau,
entouré d’une troupe de valets aux livrées les plus riantes,
solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus et à le mettre à la
porte. L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi
machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot.
Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pu
le prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si
je n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je
l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable
d’ébranler la voûte de l’hôtel.
L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une
place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise)
raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde
parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un
geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était
bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du
vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas
ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la
guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de
pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui
faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision
inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un
monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins
peut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu le
grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme
possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si
je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse
d’un air résolu.
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui ne
me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, au
lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva,
vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de
soulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti de
s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que
c’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse
venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques
instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de
Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée,
comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour,
elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement
plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je
m’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle une
conductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou une
montre-bracelet.
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