Oh! quel bonheur est le mien, heureux d'avoir ton amour, heureux de mourir! Mais qu'y a-t-il d'assez complétement beau pour ne pas craindre une souillure? Tu peux me trahir, sans que j'en sache rien.
XCIII
Je vivrai donc ainsi, supposant que tu es fidèle, comme un mari trompé. Le visage de l'amour pourra me sembler toujours le même, quoiqu'il soit changé de nouveau; tes regards seront pour moi, ton coeur sera ailleurs: car la haine ne peut vivre dans tes yeux, de sorte que je ne pourrai apercevoir ton changement à mon égard. Souvent l'histoire d'un coeur faux est écrite dans un regard, dans une moue, dans un air sombre, dans des rides bizarres; mais en te créant le ciel a voulu que le doux amour demeurât à jamais sur ton visage; quels que soient tes pensées ou les mouvements de ton coeur, tes yeux ne parlent jamais que de douceur. Combien ta beauté devient semblable à la pomme d'Ève, si ta douce vertu ne répond pas à l'apparence!
XCIV
Ceux qui ont le pouvoir de faire du mal et qui ne veulent pas faire ce dont ils semblent le plus capables, qui émeuvent les autres et restent eux-mêmes comme un bloc de marbre, indifférents, glacés, et lents à la tentation, héritent avec justice des grâces du Ciel et savent épargner les richesses de la nature; ils sont maîtres et seigneurs de leurs visages, les autres ne sont que les intendants de leur mérite. La fleur de l'été est douce pour l'été, quoique pour elle-même elle ne fasse que vivre et mourir; mais si cette fleur devient une vile infection, la plus vile mauvaise herbe la surpasse en dignité; car les plus douces choses deviennent parfois les plus amères; les lis qui empestent ont une bien plus mauvaise odeur que les mauvaises herbes.
XCV
Combien tu rends aimable et douce la honte qui souille, comme un ver au coeur d'une rose odorante, la beauté de ton nom à peine entr'ouvert! Oh! dans quelles douceurs ne sais-tu pas enfermer tes péchés! Cette langue qui raconte l'histoire de ta vie, en faisant sur tes plaisirs des commentaires licencieux, ne peut en quelque sorte te blâmer qu'en te louant; en prononçant ton nom, on donne de l'attrait à de fâcheux rapports. Oh! quelle demeure ont les vices qui t'ont choisie pour leur habitation! Toi dont le voile de la beauté couvre tous les défauts, et transforme en charmes tout ce que les yeux peuvent apercevoir. Sache faire usage, mon cher coeur, de cet immense privilége; le couteau le mieux affilé s'émousse lorsqu'on ne sait pas s'en servir.
XCVI
Les uns disent que ton défaut, c'est la jeunesse, les autres que c'est le libertinage; d'autres disent que ton charme, c'est la jeunesse, et la douce gaieté; tous aiment plus ou moins ta grâce et tes défauts; tu changes en grâces les défauts qui t'appartiennent. De même que sur le doigt d'une reine assise sur son trône, on trouve du prix au bijou le moins précieux; de même les erreurs qui sont tiennes se transforment en vérités, et passent pour des choses vraies. Combien d'agneaux le loup cruel pourrait séduire, s'il pouvait prendre l'apparence d'un agneau! Combien tu pourrais entraîner de ceux qui te contemplent, si tu voulais user de tout ton pouvoir! Mais n'en fais rien; je t'aime de telle sorte, qu'étant à moi, ta bonne renommée est mienne!
XCVII
Ah! que mon absence loin de toi, charme de l'année qui s'écoule, a ressemblé à un hiver! Quel frimas j'ai ressenti! Combien j'ai vu de jours sombres! Partout la nudité du vieux décembre! Et pourtant, ces jours où j'étais loin de toi étaient des jours d'été; l'automne enfantait, pleine de riches trésors portant le pesant fardeau du printemps, comme le sein d'une veuve après la mort de son époux. Et cependant cette abondante postérité ne m'apparaissait que comme une espérance d'orphelins, et un fruit sans père; mais l'été et ses plaisirs t'accompagnent; si tu t'éloignes, les oiseaux eux-mêmes sont muets; ou, s'ils chantent, c'est avec un accent si triste, que les femelles pâlissent et redoutent l'approche de l'hiver.
XCVIII
J'ai été loin de vous au printemps, lorsqu'Avril à l'orgueilleux bariolage, revêtu de tous ses atours, répandait sur toute chose un bel esprit de jeunesse, que le pesant Saturne riait et sautait avec lui. Et cependant ni le chant des oiseaux, ni le doux parfum des fleurs à l'odeur et aux nuances variées, n'ont pu me faire chanter un refrain d'été, ni les cueillir du fier sein où elles croissaient. Je n'ai pas admiré la blancheur des lis; ni loué le sombre vermillon de la rose; tout cela n'était que des douceurs, des joies figurées, copiées sur vous, vous modèle de toutes les beautés. Je me croyais encore en hiver, et vous absente, je jouais avec tout cela comme avec votre ombre.
XCIX
Et je grondais ainsi la précoce violette. Charmante voleuse, où as-tu dérobé ton doux parfum, si ce n'est au souffle de mon amour? Tu as trop vivement coloré dans ses veines l'orgueil qui rougit ta douce joue. Je reprochais au lis d'avoir emprunté ta main, et aux boutons de marjolaine d'avoir volé tes cheveux; les roses tremblaient sur les épines, l'une rouge de honte, l'autre blanche de désespoir; une troisième, ni rouge ni blanche, avait pris un peu des deux autres, et à son larcin elle avait ajouté ton souffle embaumé; mais pour la punir, dans l'orgueil de toute sa beauté, une chenille envieuse la dévorait. J'ai vu beaucoup d'autres fleurs, mais je n'en ai pas vu une seule qui ne t'eût dérobé son parfum ou sa couleur.
C
Où donc es-tu, muse, toi qui oublies si longtemps de parler, de ce qui te donne toute ta puissance? Dépenses-tu ta vigueur pour quelque sujet indigne, et diminues-tu ta force, en la prêtant à quelque chant frivole et vil? Reviens, muse oublieuse, et répare bien vite par de doux accents un passé si mal employé; chante pour l'oreille qui estime tes vers et qui donne à ta plume du talent et de la puissance. Lève-toi, muse oisive, et regarde si le Temps a gravé quelque ride sur le doux visage de mon bien-aimé. S'il y en a une seule, fais la satire de la décadence, fais mépriser partout les ravages du temps. Donne à mon amour une renommée plus prompte que le Temps n'use la vie; tu pourras ainsi arrêter sa faux et son couteau recourbé.
CI
O muse vagabonde, comment te feras-tu pardonner de négliger ainsi la vérité retrempée dans la beauté? La vérité et la beauté dépendent toutes deux de mon amour, et tu fais comme elles; tu trouves là ta dignité. Réponds, muse, ne diras-tu pas par hasard: «La vérité n'a pas besoin qu'une autre couleur s'ajoute à sa couleur, la beauté n'a pas besoin d'un crayon pour faire ressortir la vérité de la beauté, ce qui est parfait l'est plus encore, lorsqu'on ne le mélange pas?» Parce que la louange n'est pas nécessaire, veux-tu rester muette? n'excuse pas ainsi ton silence; car il dépend de toi de le faire survivre à une tombe toute dorée, et de lui assurer les éloges des siècles à venir. Remplis donc ton office, ô muse. Je t'apprendrai comment il faut le faire vivre dans la postérité tel qu'il apparaît aujourd'hui.
CII
Mon amour est plus fort, quoique plus faible en apparence; je n'aime pas moins, quoique je paraisse moins aimer. C'est un amour vénal, que celui dont la bouche va partout publiant la riche valeur; notre amour était jeune, et encore dans son printemps, quand j'avais coutume de le célébrer dans mes vers; semblable à Philomèle qui chante au plus fort de l'été, et fait taire son chalumeau quand les jours prennent de la maturité. Non que l'été soit moins agréable aujourd'hui que lorsque ses hymnes mélancoliques faisaient faire silence à la nuit; mais tous les rameaux sont chargés d'une musique plaintive, et les plaisirs qui deviennent communs perdent leur charme précieux. Comme elle, je me tais parfois, car je ne voudrais pas vous importuner de mes chants.
CIII
Hélas! quelle pauvreté montre ma muse, quand elle a un tel sujet pour déployer son orgueil! La vérité toute nue a plus de valeur que lorsque tous mes éloges viennent s'y ajouter. Oh! ne me blâmez pas si je ne puis plus écrire! Regardez dans votre miroir, et vous y verrez un visage qui vient détruire toutes mes grossières inventions, qui ôte tout prix à mes vers, et me couvre de honte. Ne serait-il donc pas criminel, en voulant corriger, de gâter ce qui était auparavant beau? Car mes vers tendent uniquement à dire vos charmes et vos mérites; et votre miroir, quand vous le regardez, vous montre plus, bien plus que ne sauraient dire mes vers.
CIV
Pour moi, mon bel ami, vous ne serez jamais vieux, car votre beauté me paraît être aujourd'hui telle que je la vis quand je vous contemplai pour la première fois. Le froid de trois hivers a fait tomber des forêts l'orgueil de trois étés; j'ai vu dans le cours des saisons trois beaux printemps se transformer en automnes jaunissantes; trois fois les parfums d'avril ont été consumés par les chaleurs de juin, depuis que je vous ai vu pour la première fois dans votre fraîcheur, vous qui êtes encore vert. Ah! pourtant la beauté, comme l'aiguille d'un cadran, se dérobe peu à peu, sans qu'on voie sa marche, de même votre teint charmant, que je crois voir toujours le même, ne reste pas immobile, et mes yeux peuvent me tromper. Entends donc ceci, ô toi, âge encore à naître; avant que vous fussiez né, l'été de la beauté était mort.
CV
Qu'on n'appelle pas mon amour une idolâtrie! Qu'on ne dise pas que mon bien-aimé est une idole, puisque tous mes chants et toutes mes louanges doivent à jamais le célébrer, lui et toujours lui.
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