Il avait prévu une demande immédiate d'argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état: il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu'un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d'une servante, et la colère l'emporta en lui sur tout autre sentiment.

— Si vous aviez l'intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

— Comment aurais-je pu vous le dire alors? Est-ce que je savais ce que m'ordonnerait le docteur Buck?

— Oh! le docteur Buck...

L'incrédulité d'Ethan se traduisit par un ricanement.

— Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille?

La voix de Zeena s'éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

— Non, il ne me l'a pas dit. J'aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l'argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C'est cependant à soigner votre mère que je l'ai perdue!

— Vous avez perdu la santé à soigner ma mère?

— Oui; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m'épouser...

— Zeena!

A travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l'une contre l'autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l'horreur de cette scène et rougissait d'y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l'obscurité...

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l'unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres: puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.

C'était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l'impression qu'en s'abaissant à une réplique blessante il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.

— Vous savez que je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante, Zeena... Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.

— Le docteur Buck m'a dit que je n'y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j'ai pu supporter une pareille vie jusqu'à présent.

— Vous tuer de travail...?

Il se maîtrisa, et reprit:

— Soit; vous ne travaillerez pas, puisqu'il vous l'a défendu. Je ferai moi-même l'ouvrage de la maison.

Elle l'interrompit avec aigreur:

— Vous négligez déjà assez la ferme...

C'était tellement vrai qu'il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique:

— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m'envoyant à l'hospice? Je ne serai sans doute pas la première de votre nom à y aller.

Il sursauta sous le sarcasme, mais il le laissa passer et répéta d'une voix sourde:

— Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante; voilà qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leur armes. Puis Zeena reprit d'une voix blanche:

— Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d'Andrew Hale, pour le bois...

— Andrew Hale ne paie jamais qu'à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu'il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu'au front.

— Mais vous m'aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l'argent hier. C'est même le motif que vous m'aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n'avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.

— C'était un malentendu, — balbutia-t-il.

— Vous n'avez pas touché l'argent?

— Non.

— Et vous n'allez pas le toucher?

— Non.

— Ah... Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j'ai engagé la fille, n'est-ce pas?

— Non... (Il s'arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, — reprit-il... — Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux...

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

— Oh! sans doute, nous nous arrangerons, — dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

— Bien sûr! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie...

Pendant qu'il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire:

— En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins...

Ethan, croyant la discussion terminée, s'apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s'arrêta court sans comprendre.

— La pension de Mattie?... — commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C'était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendue rire auparavant.

— Vous ne pensiez pas, j'imagine, dit-elle, que j'allais garder les deux? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l'idée d'une telle dépense!

Il n'avait encore qu'une notion confuse de ce qu'elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement, évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n'amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d'une séparation définitive ne lui était pas venue à l'esprit, et même maintenant il ne pouvait s'y faire.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, — reprit-il.