Elle avait conservé dans les manières quelque chose de la tradition que figurait cette construction d'un autre âge. Chaque soir, dans le salon meublé d'acajou, aux sièges recouverts de crin, sous la lampe Carcel qui faisait entendre ses glouglous monotones, j'apprenais un nouvel épisode de la chronique du village, et il m'était plus délicatement raconté. Non pas que Mrs. Hale se crût ou affectât quelque supériorité sociale sur les gens qui l'entouraient: sa libre façon de juger les événements n'avait pas une telle origine. Une sensibilité plus développée, une éducation un peu mieux soignée, créaient seules cette distance entre elle et ses voisins.
Ces conditions me faisaient espérer qu'auprès de Mrs. Hale je parviendrais à éclaircir les points obscurs de la vie d'Ethan Frome. La mémoire de l'excellente femme était un admirable répertoire d'anecdotes sans méchanceté; toute question ayant trait à ses relations attirait aussitôt un flot de détails. J'amenai donc la conversation de ce côté; mais je sentis aussitôt que Mrs. Hale se dérobait.
Cette attitude n'impliquait d'ailleurs aucun blâme à l'égard de Frome. On devinait seulement qu'elle éprouvait une invincible répugnance à parler de lui et de ses affaires. Quelques bribes de phrase murmurées: «Oui, je les connais tous les deux... Ce fut horrible...» paraissaient la seule concession qu'elle pût faire à ma curiosité.
Le changement de son attitude était si marqué, il supposait une telle initiation à de tristes secrets que, malgré certains scrupules, je m'adressai une fois encore à Harmon Gow. Tout ce que je pus obtenir de lui fut un vague grognement.
— Oh! — fit-il, — Ruth Varnum... elle a toujours été impressionnable comme une souris... C'est elle qui les a vus la première lorsqu'on les a ramassés... Tenez, c'était justement au bas de la maison des Varnum, au tournant de la route de Corbury... Ruth venait alors de s'accorder avec Ned Hale... Tout ce jeune monde était ami... La pauvre femme, elle a eu assez de ses propres malheurs!
Les habitants de Starkfield, en cela fort semblables au reste des hommes, avaient en effet assez de leurs propres malheurs sans se passionner outre mesure pour ceux de leurs voisins. Et, bien que tous tinssent le cas de Frome pour exceptionnel, aucun ne réussit à m'expliquer son regard étrange. J'avais beau me dire qu'il était impossible que la misère et la souffrance eussent suffi à le marquer ainsi... J'eusse peut-être fini par me contenter de ces bribes d'histoire, sans l'espèce de provocation qu'était le silence même de Mrs. Hale et le hasard qui bientôt me rapprocha d'Ethan Frome lui-même.
Ma résidence à Starkfield m'obligeait à redescendre chaque jour sur Corbury Flats, où je prenais le train pour Corbury Junction. Lors de mon installation, je m'étais entendu avec le riche épicier irlandais, Denis Eady, qui louait aussi des voitures, pour me faire conduire chaque jour à la gare. Vers le milieu de l'hiver, les chevaux de mon loueur tombèrent tous malades, à la suite d'une épidémie locale. La maladie se propageait à toutes les écuries du village, et, pour quelques jours, je fus obligé de chercher un expédient. A ce moment, Harmon Gow m'apprit que le cheval d'Ethan Frome était indemne et que son maître consentirait peut-être à me transporter.
La proposition m'étonna.
— Ethan Frome? Mais je ne lui ai jamais parlé!... Pour quelle raison consentirait-il à se charger de moi?
La réponse d'Harmon Gow accrut encore ma surprise:
— Je ne sais pas s'il le ferait pour vos beaux yeux, mais très certainement il ne sera pas fâché de gagner un dollar...
On m'avait bien dit que Frome était pauvre et que sa scierie jointe aux quelques acres pierreux de sa culture, suffisaient difficilement à faire bouillir la marmite pendant les mois d'hiver. Toutefois je ne m'étais pas figuré une misère aussi complète et je ne pus m'empêcher d'exprimer mon étonnement à Harmon, qui reprit:
— Oh! ses affaires ne vont pas très bien! Quand un homme est depuis vingt ans courbé comme une vieille carcasse de navire, sans pouvoir faire ce qu'il veut, il se mange les sangs et perd courage. La ferme de Frome, ça n'a jamais été grand-chose, et vous savez, d'autre part, ce que rapporte aujourd'hui une de ces vieilles scieries...
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