Et il avait aussi d’une mère irlandaise des yeux bleu pâle, d’une limpidité sans profondeur, pleins d’une lumière glacée.
– Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous.
Malorthy s’était levé en effet. Il avait préparé son petit discours et s’étonnait de n’en plus retrouver un mot. D’abord il parla comme en rêve, attendant que la colère le délivrât.
– Monsieur le marquis, fit-il, il s’agit de notre fille.
– Ah !… dit l’autre.
– Je viens vous parler d’homme à homme. Depuis cinq jours qu’on s’est aperçu de la chose, j’ai réfléchi, j’ai pesé le pour et le contre ; il n’est que de parler pour s’entendre, et j’aime mieux vous voir avant d’aller plus loin. On n’est pas des sauvages, après tout !
– Aller où ?… demanda le marquis.
Puis il ajouta tranquillement, du même ton :
– Je ne me moque pas de vous, Malorthy, mais, nom d’une pipe, vous me proposez une charade ! Nous sommes, vous et moi, trop grands garçons pour ruser et tourner autour du pot. Voulez-vous que je parle à votre place ? Hé bien ! la petite est enceinte, et vous cherchez au petit-fils un papa… Ai-je bien dit ?
– L’enfant est de vous ! s’écria le brasseur, sans plus tarder.
Le calme du gros homme lui faisait froid dans le dos. Des arguments qu’il avait repassés un par un, irréfutables, il n’en trouvait pas qu’il eût osé seulement proposer. Dans sa cervelle, l’évidence se dissipait comme une fumée.
– Ne plaisantons pas, reprit le marquis. Je ne vous ferai pas d’impolitesse avant d’avoir entendu vos raisons. Nous nous connaissons, Malorthy. Vous savez que je ne crache pas sur les filles ; j’ai eu mes petites aventures, comme tout le monde. Mais, foi d’honnête homme ! il ne se fait pas un enfant dans le pays sans que vos sacrées commères ne me cherchent des si et des mais, des il paraît et des peut-être… Nous ne sommes plus au temps des seigneurs : le bien que je prends, on me l’a librement laissé prendre. La République est pour tous, mille noms d’un chien !
« La République ! » pensait le brasseur, stupéfait. Il prenait cette profession de foi pour une bravade, bien que le marquis parlât sans fard, et qu’en vrai paysan il se sentît porté vers un gouvernement qui préside aux concours agricoles et prime les animaux gras. Les idées du châtelain de Campagne sur la politique et l’histoire étant d’ailleurs, à peu de chose près, celles du dernier de ses métayers.
– Alors ?… fit Malorthy, attendant toujours un oui ou un non.
– Alors, je vous pardonne de vous être laissé, comme on dit, monter le coup. Vous, votre satané député, enfin tous les mauvais gars du pays m’ont fait une réputation de Barbe-Bleue. Le marquis par-ci, le marquis par-là, le servage, les droits féodaux – des bêtises. Tout marquis que je suis, j’ai droit à la justice, je pense ? Voulez-vous être juste, Malorthy, et loyal ? Dites-moi franchement quel est l’imbécile qui vous a conseillé de venir ici, chez moi, pour me raconter une histoire désagréable, et m’accuser par-dessus le marché ?… Il y a une femme là-dessous, hein ? Ah ! les garces !
Il riait maintenant d’un bon rire large, d’un rire de cabaret. Pour un peu, le brasseur eût ri à son tour, comme après un marché longtemps débattu, et dit : « Tope là ! Monsieur le marquis, allons boire !… » Car le Français naît cordial.
– Voyons, monsieur de Cadignan, soupira-t-il, quand je n’aurais pas d’autre preuve, tout le pays sait que vous faisiez la cour à la petite, et depuis longtemps. Tenez ! il y a un mois encore, passant le chemin de Wail, je vous ai vus tous les deux, au coin de la pâture Leclercq, là, assis au bord du fossé, côte à côte. Je me disais : c’est un peu de coquetterie, ça passera. Et puis elle s’était promise au gars Ravault ; elle a tant d’amour-propre ! Enfin le mal est fait. Un homme riche comme vous, un noble, ça ne badine pas sur la question de l’honneur… Bien entendu, je ne vous demande pas de l’épouser ; je ne suis pas si bête. Mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des gens de rien, prendre votre plaisir, et nous planter là, pour faire rire de nous.
En prononçant ces derniers mots, il avait repris, sans y penser, le ton habituel du paysan qui transige, et parlait avec une insinuante bonhomie, un peu geignarde. « Il n’ose pas nier, se disait-il, il a une offre à faire… il la fera. » Mais son dangereux adversaire le laissait parler dans le vide.
Le silence se prolongea une minute ou deux, pendant lesquelles on n’entendit plus qu’un tintement d’enclume, au loin… C’était un bel après-midi d’août, qui siffle et bourdonne.
– Hé bien ? dit enfin le marquis.
Pendant ce court répit, le brasseur avait rassemblé ses forces. Il répondit :
– À vous de proposer, monsieur.
Mais l’autre suivait son idée ; il demanda :
– Ce Ravault, l’a-t-elle revu depuis longtemps ?
– Est-ce que je sais !
– On peut trouver là un indice, répondit paisiblement le marquis, c’est un renseignement intéressant… Mais les papas sont si bêtes ! En deux heures, je vous aurais livré le coupable, moi, pieds et poings liés !
– Par exemple ! s’écria Malorthy, foudroyé.
Il ne connaissait pas grand-chose à cette forme supérieure de l’aplomb que les beaux esprits nomment cynisme.
– Mon cher Malorthy, continuait l’autre sur le même ton, je n’ai pas de conseil à vous donner : d’ailleurs, dans un mauvais cas, un homme tel que vous n’en reçoit point. Je vous dis simplement ceci : revenez dans huit jours ; d’ici là, calmez-vous, réfléchissez, n’ébruitez rien, n’accusez personne ; vous pourriez trouver moins patient que moi. Vous n’êtes plus un enfant, que diable ! Vous n’avez ni témoins, ni lettres, rien. Huit jours, c’est assez pour entendre parler les gens et faire d’une petite chose un grand profit ; on voit venir… M’avez-vous compris, Malorthy ? conclut-il d’un ton jovial.
– Peut-être bien, répondit le brasseur.
À ce moment, le tentateur hésita ; une seconde sa voix avait fléchi. « Il voudrait que je vide mon sac, pensa Malorthy, attention !… » Ce signe de faiblesse lui rendit courage.
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