En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice : « Fais un signe de tête, tout saute ! » Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu’elle n’estimait une de ses rivales que par ce qu’elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d’Esther, ne s’était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non-seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l’esprit d’Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maîtresse en titre du baron de Nucingen : tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prit l’argent des arrhes, que Lucien élevât l’édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d’Esther, qu’une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu’Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n’occupait cette fille amoureuse ; mais voici le cancer qui lui rongeait le cœur. Elle s’était vue pendant cinq ans blanche comme un ange ! Elle aimait, elle était heureuse, elle n’avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n’opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n’était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d’une puissance infinie : de blanche, elle devenait noire ; de pure, impure ; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté, la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi, lorsque le baron l’avait menacée de son amour, l’idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l’esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d’autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs ; mais Esther avait accompli, sans qu’il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés ont soif des noblesses, des dévouernents du véritable amour, et qui en pratiquent alors l’exclusivité (ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique ?). Les nations disparues, la Grèce, Rome et l’Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d’elle-même. On peut donc concevoir qu’en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s’était accompli pour entrer dans le bedid balai d’un froid vieillard, Esther fût saisie d’une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l’infamie jusqu’à mi-corps avant d’avoir pu réfléchir ; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au cœur.
À ces mots : « finir dans la rue » elle se leva brusquement et dit : — Finir dans la rue ?... non, plutôt finir dans la Seine...
— Dans la Seine ?... Et monsieur Lucien ?... dit Europe.
Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. À quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions sur lequel flottent les esprits femelles et d’où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n’y ont pas navigué de conserve.
— Terittès fôdre vrond...ma pelle, lui dit le baron en s’asseyant auprès d’elle. Fus n’aurez blis te teddes... che m’endentrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai... Oh ! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. (Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte.) — Ah ! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer..., et cède le cuer que ch’aime...
Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices ! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables.
— Pauvre homme ! dit-elle, il aime.
En entendant ce mot sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l’air du ciel.
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