Quant à vous, ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile.

Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l’antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours.

— Et pourquoi m’arrêter ? dit innocemment Esther.

— Et nos petites dettes ?... répondit Louchard.

— Ah ! c’est vrai ! s’écria Esther. Laissez-moi m’habiller.

— Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m’assure si vous n’avez aucun moyen d’évasion dans votre chambre, dit Louchard.

Tout cela se fit si rapidement que le baron n’avait pas encore eu le temps d’intervenir.

— Eh ! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne !... s’écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu’au divan où elle feignit de découvrir le banquier.

— Filaine trôlesse ! s’écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière, et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson.

— Monsieur le baron de Nucingen !...

Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l’appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta.

— Monsieur le baron paye-t-il ?.... demanda le Garde qui avait son chapeau à la main.

— Je baye, répondit-il, mais angore vaud-il saffoir de guoi il s’achit.

— Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés ; mais l’arrestation n’est pas comprise.

— Drois sante mille vrans ! s’écria le baron. — C’esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l’oreille d’Europe.

— Cet homme est-il bien le baron de Nucingen ? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié.

— Oui, mademoiselle, dit Louchard.

— Oui, répondit Contenson.

— Che rebont t’elle, dit le baron à Louchard, laissez-moi lui tire ein mode.

Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d’appliquer son oreille.

— Che fus aime blis que ma fie, Esder, mais birquoi tonner à fos gréanciers te l’archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse ? Halez an brison : che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sente mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus...

— Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n’est pas amoureux de mademoiselle, lui !... Vous comprenez ? Et il veut plus que tout, depuis qu’il sait que vous êtes épris d’elle.

— Fitu pedad ! s’écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l’introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis ! Che te tonne, a doi, fint pir sant, zi tu vais l’avvaire...

— Impossible, monsieur le baron.

— Comment, monsieur ! vous auriez le cœur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maîtresse en prison !... Mais voulez-vous mes gages, mes économies ? prenez-les, madame, j’ai quarante mille francs...

— Ah ! ma pauvre fille, s’écria Esther, je ne te connaissais pas ! dit Esther en serrant Europe dans ses bras, et Europe se mit à fondre en larmes.

— Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet. Il y prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n’ont plus qu’à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur.

— Ce n’est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j’ai ordre de ne recevoir mon paiement qu’en espèces d’or ou d’argent. À cause de vous, je me contenterai de billets de banque.

— Tarteifle ! s’écria le baron, mondrez moi tonc les didres ? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l’oreille : — Ti hauraid vaide eine meyeur churnée en m’aferdissant.

— Eh ! vous savais-je ici, monsieur le baron ? répondit l’espion sans se soucier d’être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules.

— C’esde frai, se dit le baron. Ah ! ma’bedide, s’écria-t-il en voyant les lettres de change et s’adressant à Esther, fus edes la fidime t’ein famez goquin ! eine aissegrob !

— Hélas ! oui, dit la pauvre Esther ; mais il m’aimait bien !...

— Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains.

— Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur.

— Ui, reprit-il, il y a ein diers bordier... Cérissed ! ein ôme t’obbozission !

— Il a le malheur spirituel, dit en scoriant Contenson, il fait un calembour.

— Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier ? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L’heure s’avance, et tout le monde saurait...

— Fa, Gondenson !... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l’Argate. Foissi ein mode avin qu’il ale ghès ti Dilet ou ghés les Keller, tans le gas où nus n’aurions bas sante mil égus, gar nodre archant ed dude à la Panque... — Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous édes lipre — Les fieilles phâmes, s’écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que tes cheûnes...

— Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m’amuser aujourd’hui. — Zan rangune monnessier le paron... ajouta la mulâtresse en faisant une horrible révérence.

Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où, une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres ; mais Esther s’en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire.

— Que donnez-vous pour la canaille ?... dit Contenson à Nucingen.

— Fus n’affez pas î paugoub d’eccarts, dit le baron.

— Et ma jambe !... s’écria Contenson.

— Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le reste tu pilet te mile...

— C’esde eine pien pelle phâme ! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la rue Taitbout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron.

— Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard.

Louchard s’en alla suivi de Contenson, mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait, arrêta le Garde du Commerce.

— L’huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif ! lui dit-elle, et il y a gras !

Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte ; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait ; Asie et Europe l’intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d’autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d’une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d’Europe n’avait pas, d’ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. — C’est un coup qui sent son Saint-Lazare ! s’était-il dit en se relevant.

Carlos renvoya l’huissier, le paya généreusement, et dit au fiacre en le payant : — Palais-Royal, au Perron !

— Ah ! le mâtin ! se dit Contenson qui entendit l’ordre, il y a quelque chose !...

Carlos arriva au Palais-Royal d’un train à ne pas avoir à craindre d’être suivi. D’ailleurs, il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d’Eau, en lui disant : — Passage de l’Opéra, du côté de la rue Pinon.