L’abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d’Esther.
— Combien faut-il de temps encore ? demanda le médecin.
— Un mois, répondit la supérieure.
— Elle sera morte, répliqua le docteur.
— Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l’abbé.
La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales ; le médecin ne répliqua donc rien à l’Espagnol, il se tourna vers la supérieure ; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l’arrêter.
— Pas un mot, monsieur ! dit-il.
Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lys penché sur sa tige.
— À la grâce de Dieu, donc ! s’écria-t-il en sortant.
Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher de Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre ; il essaya de deux excès : un excellent dîner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l’Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complétement en militaire qu’Esther eut peine à le reconnaître ; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle pût être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dîners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie.
— Elle meurt d’amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu’on en pouvait exiger.
Il vint donc un moment où cette pauvre fille n’était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l’affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d’une treille que caressait le soleil d’avril ; elle paraissait avoir froid et s’y réchauffer ; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d’herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au-devant de l’Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu’à l’accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d’amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi-monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur ; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole.
— Eh ! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de Lucien ?
— Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom.
— Vous n’avez cependant pas cessé de penser à lui.
— Là, monsieur, est ma seule faute. À toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom.
— L’absence vous tue ?
Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l’air de la tombe.
— Le revoir ?... dit-il.
— Ce serait vivre, répondit-elle.
— Pensez-vous à lui d’âme seulement ?
— Ah ! monsieur l’amour ne se partage point.
— Fille de la race maudite ! j’ai fait tout pour te sauver je te rends à ta destinée : tu le reverras !
— Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur ? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu que j’aime autant que je l’aime ? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle comme je serais prête à mourir pour lui ? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m’a jetée dans les bras de la vertu ? oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera.
Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce.
— Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus.
Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l’abbé l’assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit : — Pourquoi pas aujourd’hui ?
— Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion ? Vous êtes trop près de Lucien pour n’être pas loin de Dieu.
— Oui, je ne pensais plus à rien !
— Vous ne serez jamais d’aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie.
— Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon cœur.
Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l’attitude d’Esther, Herrera l’embrassa sur le front pour la première fois.
— Les libertins t’avaient bien nommée : tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux.
— Tous deux ! répéta-t-elle avec une joie extatique.
Cette scène vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique en comparant Esther à elle-même. L’enfant tout changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d’amour, gentille, coquette, agaçante, gaie ; enfin elle ressuscita !
Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s’était attaché. Cette église, d’un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu’au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s’était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L’expédition du duc d’Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n’allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l’ordonnance du roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d’ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Sulpice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac.
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