Ces beaux génies sont si rarement compris qu’ils se dépensent en faux espoirs ; ils se consument à la recherche de leurs idéales maîtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l’amour par la plus poétique des natures, et qui sont écrasés vierges sous le pied d’un passant ; mais, autre danger ! lorsqu’ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme Raphaël, ils font comme le bel insecte, ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là. Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l’ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue : il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s’était faite pour lui, devinant qu’il la voulait ainsi.
Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité ; il ne sortait plus, dînait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu’à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l’Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l’amour comprimé, il voulut aller au fond de ce cœur d’homme sur lequel il avait assis sa vie.
Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l’abbé debout, les bras croisés.
— Tu étais là ? dit le poète.
— Depuis long-temps, répondit le prêtre. Mes pensées ont suivi l’étendue des tiennes...
Lucien comprit ce mot.
— Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer ; mais quand, par hasard, elle n’est ni l’un ni l’autre, elle m’ennuie, et je m’ennuie...
— Comment peut-on s’ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi...
— Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées...
— Pas de bêtises !... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m’ouvrir ton cœur. Il y a entre nous ce qu’il ne devait jamais y avoir : un secret ! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme.
— Après...
— Une fille immonde, nommée la Torpille...
— Eh ! bien ?
— Mon enfant, je t’avais permis de prendre une maîtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t’avais choisi madame d’Espard, afin d’en faire sans scrupule un instrument de fortune ; car elle ne t’aurait jamais perverti le cœur, elle te l’aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n’a pas, comme les rois, le pouvoir de l’anoblir, est une faute énorme.
— Suis-je le premier qui ait renoncé à l’ambition pour suivre la pente d’un amour effréné ?
— Bon ! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l’épigramme. Ne peut-on réunir l’ambition et l’amour ? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu...
— Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et la lui secouant.
— Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaît aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices, tu es viril par ton esprit : j’ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n’as qu’à parler pour satisfaire tes passions d’un jour. J’ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit ; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t’ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux. Lucien ! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j’ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile...
Lucien leva la tête par un mouvement d’une brusquerie furieuse.
— J’ai enlevé la Torpille.
— Toi ? s’écria Lucien.
Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochinetto d’or et de pierreries à la face du prêtre, qu’il poussa assez violemment pour renverser cet athlète.
— Moi, dit l’Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible.
La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie ; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l’abbé d’un air stupide.
— Je l’ai enlevée, reprit-il.
— Qu’en as-tu fait ? Tu l’as enlevée le lendemain du bal masqué....
— Oui, le lendemain du jour où j’ai vu insulter un être qui t’appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans...
— Des drôles, dit Lucien en l’interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l’on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d’entre eux ? Il y en a un qui a été, pendant deux mois son amant : elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau ; lui n’avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m’as rencontré, bien près de la rivière ; mon gars se relevait la nuit, il allait à l’armoire où étaient les restes du dîner de cette fille, et il les mangeait : elle a fini par découvrir ce manége ; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse ; elle n’a dit cela qu’à moi, dans son fiacre, au retour de l’Opéra. Le second avait volé, mais avant qu’on ne put s’apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu’il a pu restituer et qu’il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro ; elle a passé pour sa femme et s’est faite la maîtresse d’un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises.
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