Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d’un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maîtresse, ce jour serait l’avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n’est pas tout ! le titre de marquis ne nous a pas été rendu ; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison à qui le roi fera cette faveur. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la cour. Cet enfant, de qui j’ai su faire un homme, deviendra d’abord secrétaire d’ambassade ; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d’Allemagne, et, Dieu ou moi (ce qui vaut mieux) aidant, il ira s’asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie...

— Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant le faux prêtre.

— Tais-toi, s’écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme !... lui souffla-t-il dans l’oreille.

— Esther, une femme !... s’écria l’auteur des Marguerites.

— Encore des sonnets ! dit le faux prêtre. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard ; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant ! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. — Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m’appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées.

En voyant Lucien très-petit garçon devant cet être, coupable au moins d’un sacrilége et d’un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son cœur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraîna Lucien dans la chambre où elle lui dit :

— Est-ce le diable ?

— C’est bien pis... pour moi ! reprit-il vivement. Mais, si tu m’aimes, tâche d’imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort...

— De mort ?... dit-elle encore plus effrayée.

— De mort, répéta Lucien. Hélas ! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m’attendrait, si...

Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir.

— Eh ! bien ? leur cria le faux abbé, vous n’avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites ?

Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l’homme mystérieux : — Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur.

— Bien ! répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, heureuse, et.... vous n’aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très-économique. Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger ; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s’arrêta. — Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter.

L’Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu’il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut alors facile de voir la cause de ces surnoms.

Asie

Asie, qui devait être née à l’île de Java, offrait au regard, pour l’épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L’étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d’une intelligence produite par l’habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais, ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d’épouvanter son monde. Les lèvres, d’un bleu pale, laissaient passer des dents d’une blancheur éblouissante, mais entre-croisées.