— Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves.
Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l’Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. À quel secret devait-il la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l’un si méchamment mutin, l’autre si profondément cruel ? Il devina les pensées d’Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l’eussent été Paul et Virginie à l’aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l’oreille : — Vous pouvez compter sur elles comme sur moi-même ; n’ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. — Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière ; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c’est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa.
Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l’Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main : — Je les tiens ! Mot et geste qui faisaient frémir.
— Où donc les as-tu trouvées ? s’écria Lucien.
— Eh ! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes ! Ça sort de la boue et ça a peur d’y rentrer.... Menacez-les de monsieur l’abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l’on parle d’un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant.
— Vous me faites l’effet du démon... s’écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien.
— Mon enfant, j’ai tenté de vous donner au ciel ; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l’Église ; s’il s’en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut ; car vous avez appris là-bas ce que vous n’auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d’Esther, j’ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille ; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu’on est. L’homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l’amour.
L’Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands hommes politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d’action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence.
— Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d’ange ; mais j’aime Lucien, et je mourrai l’adorant.
— Venez déjeuner, dit brusquement l’Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus.
— Son mariage serait ma mort, dit-elle.
Elle laissa passer le faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu’à l’oreille de Lucien, sans être vue.
— Est-ce ta volonté dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes ?
Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse ; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d’un an de soins constants et dévoués pour qu’elle s’habituât à ces deux terribles créatures, que l’abbé nommait les deux chiens de garde.
La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, était marquée au coin d’une politique si profonde, qu’il devait exciter et qu’il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n’exerça pas d’autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. L’auteur des Marguerites, ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n’apportait pas dans ses discours et dans ses actions plus de mesure que n’en avait Lucien. Quant à de l’esprit, l’auteur et le journaliste avaient fait leurs preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s’en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient secrètement le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu’il fut insensible aux succès de son roman, republié sous son vrai titre de l’Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnet vendu par Dauriat en une seule semaine.
— C’est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait.
Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent les politiques patients. Lucien avait pris l’appartement de garçon de Baudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout. L’abbé s’était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n’avait plus qu’un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dînait pas en ville, il dînait chez Esther. L’abbé surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d’Europe et d’Asie. Lucien employait les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n’y venait jamais qu’en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l’existence du joli ménage de la rue Taitbout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles à aucune de ses entreprises ou de ses relations. Jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat.
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