Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n’était pas défait. La pauvre créature, atteinte au cœur d’une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l’opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l’air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable ; la vapeur l’avait seulement étourdie ; l’air frais venu de l’escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c’eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d’un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges ; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre ; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras ; une table à ouvrage en acajou ; la cheminée encombrée d’ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux ; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l’eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins ; d’ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l’argenterie du pauvre à Paris ; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze ; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété : tel était l’ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre ? Se disait-il qu’au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l’amour d’un jeune homme riche ? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie ? Éprouvait-il de la pitié, de l’effroi ? Sa charité s’émouvait-elle ? Qui l’eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l’œil âpre, l’aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d’un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même ; l’abandon de cette tête, qui, vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d’une nature hardiment développée, ne l’émouvait point ; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie : il fallut un sanglot horrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu’il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse.
— Lucien ! dit-elle en murmurant.
— L’amour revient, la femme n’est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d’amertume.
La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l’enfant quand il met la main sur une chose enviée : — Je ne mourrai donc pas sans m’être réconciliée avec le ciel !
— Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l’eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu’il trouva dans un coin.
— Je sens que la vie, au lieu de m’abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel.
Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille.
— Vous sentez-vous mieux ? demanda l’ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d’eau sucrée.
Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilége d’être partout chez soi n’appartient qu’aux rois, aux filles et aux voleurs.
— Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé.
— Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J’étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée...
— Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c’est vous à qui les bons exemples ont manqué.
— Hélas ! je n’ai pas été baptisée, et n’ai reçu les enseignements d’aucune religion.
— Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée.
— Lucien et Dieu remplissent mon cœur, dit-elle avec une touchante ingénuité.
— Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l’objet de ma visite. N’omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme.
— Vous venez pour lui ? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh ! il s’est douté du coup.
— Non, répondit-il, ce n’est pas de votre mort, mais de votre vie que l’on s’inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations.
— En un mot, dit-elle.
La pauvre fille tremblait au ton brusque de l’ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis long-temps.
— Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants ; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l’ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j’étais allée un jour de sortie ; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie, où j’étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L’amour était entré dans mon cœur, et m’avait si bien changée qu’en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même : je me faisais horreur. Jamais Lucien n’a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j’étais, je lui ai donné l’adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée...
— Il ne faut point jurer.
— Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée ! Eh ! bien, depuis ce jour j’ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d’un travail honnête. Pendant un mois, je n’ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m’aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses.
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