Une femme est une largue. Et quelle poésie ! la paille est la plume de Beauce. Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! Ça ne donne-t-il pas le frisson ? Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. Qu’est-ce que l’expression se coucher, comparée à se piausser, revêtir une autre peau ! Quelle vivacité d’images ! Jouer des dominos, signifie manger ; comment mangent les gens poursuivis ?

L’argot va toujours, d’ailleurs ! il suit la civilisation, il la talonne, il s’enrichit d’expressions nouvelles à chaque nouvelle invention. La pomme de terre créée et mise au jour par Louis XVI et Parmentier, est aussitôt saluée par l’argot d’oranges à cochons. On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés, du nom de Garat, le caissiers qui les signe. Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? Le billet de mille francs est un fafiot mâle, le billet de cinq cents un fafiot femelle. Les forçats baptiseront, attendez-vous-y, les billets de cent ou de deux cent cinquante francs de quelque nom bizarre.

En 1790, Guillotin trouve, dans l’intérêt de l’humanité, la mécanique expéditive qui résoud tous les problèmes soulevés par le supplice de la peine de mort. Aussitôt les forçats, les ex-galériens, examinent cette mécanique placée sur les confins monarchiques de l’ancien système et sur les frontières de la justice nouvelle, ils l’appellent tout-à-coup l’Abbaye-de-Monte-à-Regret ! Ils étudient l’angle décrit par le couperet d’acier, et trouvent, pour en peindre l’action, le verbe faucher ! Quant on songe que le bagne se nomme le pré, vraiment ceux qui s’occupent de linguistique doivent admirer la création de ces affreux vocables, eût dit Charles Nodier.

Reconnaissons d’ailleurs la haute antiquité de l’argot ! il contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais. Effondrer (enfoncer), otolondrer (ennuyer), cambrioler (tout ce qui se fait dans une chambre), aubert (argent), gironde (belle, le nom d’un fleuve en langue d’Oc), fouillouse (poche), appartiennent à la langue du quatorzième et du quinzième siècles. L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Troubler l’affe a fait les affres, d’où vient le mot affreux, dont la traduction est ce qui trouble la vie, etc.

Cent mots au moins de l’argot appartiennent à la langue de PANURGE, qui, dans l’œuvre rabelaisienne, symbolise le peuple, car ce nom est composé de deux mots grecs qui veulent dire : Celui qui fait tout. La science change la face de la civilisation par le chemin de fer, l’argot l’a déjà nommé le roulant vif.

Le nom de la tête, quand elle est encore sur leurs épaules, la sorbonne, indique la source antique de cette langue dont il est question dans les romanciers les plus anciens, comme Cervantes, comme les nouvelliers italiens et l’Arétin. De tout temps, en effet, la fille, héroïne de tant de vieux romans, fut la protectrice, la compagne, la consolation du grec, du voleur, du tire-laine, du filou, de l’escroc.

La prostitution et le vol sont deux protestations vivantes, mâle et femelle, de l’état naturel contre l’état social. Aussi les philosophes, les novateurs actuels, les humanitaires, qui ont pour queue les communistes et les fouriéristes, arrivent-ils, sans s’en douter, à ces deux conclusions : la prostitution et le vol. Le voleur ne met pas en question dans des livres sophistiques, la propriété, l’hérédité, les garanties sociales ; il les supprime net. Pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. Il ne discute pas le mariage, il ne l’accuse pas, il ne demande pas, dans des utopies imprimées, ce consentement mutuel, cette alliance étroite des âmes impossible à généraliser ; il s’accouple avec une violence dont les chaînons sont incessamment resserrés par le marteau de la nécessité. Les novateurs modernes écrivent des théories pâteuses, filandreuses et nébuleuses, ou des romans philanthropiques ; mais le voleur pratique ! il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. Et quel style !...

Autre observation ! Le monde des filles, des voleurs et des assassins, les bagnes et les prisons comportent une population d’environ soixante à quatre-vingt mille individus, mâles et femelles. Ce monde ne saurait être dédaigné dans la peinture de nos mœurs, dans la reproduction littérale de notre état social. La justice, la gendarmerie et la police offrent un nombre d’employés presque correspondant, n’est-ce pas étrange ? Cet antagonisme de gens qui se cherchent et qui s’évitent réciproquement constitue un immense duel, éminemment dramatique, esquissé dans cette étude. Il en est du vol et du commerce de fille publique, comme du théâtre, de la police, de la prêtrise et de la gendarmerie. Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. Il ne peut plus être que ce qu’il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. Il en est ainsi des autres états qui sont de fortes oppositions, des contraires dans la civilisation. Ces diagnostics violents, bizarres, singuliers, sui generis, rendent la fille publique et le voleur, l’assassin et le libéré, si faciles à reconnaître, qu’ils sont pour leurs ennemis, l’espion et le gendarme, ce qu’est le gibier pour le chasseur : ils ont des allures, des façons, un teint, des regards, une couleur, une odeur, enfin des propriétés infaillibles. De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne.

Encore un mot sur la constitution de ce monde, que l’abolition de la marque, l’adoucissement des pénalités et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés. Le département de la Seine et ses quinze cent mille habitants, étant le seul point de la France où ces malheureux puissent se cacher.