On y lisait autant de railleries. La vie des criminels, qui implique la faim et la soif, les nuits passées au bivouac des quais, des berges, des ponts et des rues, les orgies de liqueurs fortes par lesquelles on célèbre les triomphes, avait mis sur ce visage comme une couche de vernis. À trente pas, si Fil-de-Soie se fût montré au naturel, un agent de police, un gendarme eût reconnu son gibier ; mais il égalait Jacques Collin dans l’art de se grimer et de se costumer. En ce moment, Fil-de-Soie, en négligé comme les grands acteurs qui ne soignent leur mise qu’au théâtre, portait une espèce de veste de chasse où manquaient les boutons, et dont les boutonnières dégarnies laissaient voir le blanc de la doublure, de mauvaises pantoufles vertes, un pantalon de nankin devenu grisâtre, et sur la tête une casquette sans visière par où passaient les coins d’un vieux madras à barbe, sillonné de déchirures et lavé.
À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. Ce célèbre voleur, de petite stature, gros et gras, agile, au teint livide, à l’œil noir et enfoncé, vêtu comme un cuisinier, planté sur deux jambes très-arquées, effrayait par une physionomie où prédominaient tous les symptômes de l’organisation particulière aux animaux carnassiers.
Fil-de-Soie et le Biffon faisaient la cour à La Pouraille, qui ne conservait aucune espérance. Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. Aussi Fil-de-Soie et le Biffon, amis de La Pouraille, ne l’appelaient-ils pas autrement que le Chanoine, c’est-à-dire chanoine de l’abbaye de Monte-à-Regret. On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. La Pouraille avait enterré deux cent cinquante mille francs d’or, sa part du butin fait chez les époux Crottat, en style d’acte d’accusation. Quel magnifique héritage à laisser à deux fanandels, quoique ces deux anciens forçats dussent retourner dans quelques jours au bagne. Le Biffon et Fil-de-Soie allaient être condamnés pour des vols qualifiés (c’est-à-dire réunissant des circonstances aggravantes), à quinze ans qui ne se confondraient point avec dix années d’une condamnation précédente qu’ils avaient pris la liberté d’interrompre. Ainsi, quoiqu’ils eussent l’un vingt-deux et l’autre vingt-six années de travaux forcés à faire, ils espéraient tous deux s’évader et venir chercher le tas d’or de La Pouraille. Mais le Dix-Mille gardait son secret, il lui paraissait inutile de le livrer tant qu’il ne serait pas condamné. Appartenant à la haute aristocratie du bagne, il n’avait rien révélé sur ses complices. Son caractère était connu ; monsieur Popinot, l’instructeur de cette épouvantable affaire, n’avait rien pu obtenir de lui.
Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. Fil-de-Soie achevait l’instruction d’un jeune homme qui n’en était qu’à son premier coup, et qui, sûr d’une condamnation à dix années de travaux forcés, prenait des renseignements sur les différents prés.
— Eh bien, mon petit, lui disait sentencieusement Fil-de-Soie, au moment où Jacques Collin apparut, la différence qu’il y a entre Brest, Toulon et Rochefort, la voici.
— Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosités d’un novice.
Cet accusé, fils de famille sous le poids d’une accusation de faux, était descendu de la pistole voisine de celle où était Lucien.
— Mon fiston, reprit Fil-de-Soie, à Brest on est sûr de trouver des gourganes à la troisième cuillerée, en puisant au baquet ; à Toulon vous n’en avez qu’à la cinquième ; et à Rochefort, on n’en attrape jamais, à moins d’être un ancien.
Ayant dit, le profond philosophe rejoignit La Pouraille et le Biffon, qui, très intrigués par le sanglier, se mirent à descendre le préau, tandis que Jacques Collin, abîmé de douleur, le remontait. Trompe-la-Mort, tout à de terribles pensées, les pensées d’un empereur déchu, ne se croyait pas le centre de tous les regards, l’objet de l’attention générale, et il allait lentement, regardant la fatale croisée à laquelle Lucien de Rubempré s’était pendu. Aucun des prisonniers ne savait cet événement, car le voisin de Lucien, le jeune faussaire, par des motifs qu’on va bientôt connaître, n’en avait rien dit. Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre.
— Ce n’est pas un sanglier, dit La Pouraille à Fil-de-Soie, c’est un cheval de retour. Vois comme il tire la droite ! Il est nécessaire d’expliquer ici, car tous les lecteurs n’ont pas eu la fantaisie de visiter un bagne, que chaque forçat est accouplé à un autre (toujours un vieux et un jeune ensemble) par une chaîne. Le poids de cette chaîne, rivée à un anneau au-dessus de la cheville, est tel qu’il donne, au bout d’une année, un vice de marche éternel au forçat. Obligé d’envoyer dans une jambe plus de force que dans l’autre pour tirer cette manicle, tel est le nom donné dans le bagne à ce ferrement, le condamné contracte invinciblement l’habitude de cet effort. Plus tard, quand il ne porte plus sa chaîne, il en est de cet appareil comme des jambes coupées, dont l’amputé souffre toujours ; le forçat sent toujours sa manicle, il ne peut jamais se défaire de ce tic de démarche. En termes de police, il tire la droite. Ce diagnostic, connu des forçats entre eux, comme il l’est des agents de police, s’il n’aide pas à la reconnaissance d’un camarade, du moins la complète.
Chez Trompe-la-Mort, évadé depuis huit ans, ce mouvement s’était bien affaibli ; mais, par l’effet de son absorbante méditation, il allait d’un pas si lent, et si solennel que, quelque faible que fût ce vice de démarche, il devait frapper un œil exercé comme celui de La Pouraille. On comprend très bien d’ailleurs que les forçats, toujours en présence les uns des autres au bagne, et n’ayant qu’eux-mêmes à observer, aient étudié tellement leurs physionomies, qu’ils connaissent certaines habitudes qui doivent échapper à leurs ennemis systématiques : les mouchards, les gendarmes et les commissaires de police. Aussi fut-ce à un certain tiraillement des muscles maxillaires de la joue gauche reconnu par un forçat, qui fut envoyé à une revue de la légion de la Seine, que le lieutenant-colonel de ce corps, le fameux Coignard, dut son arrestation ; car, malgré la certitude de Bibi-Lupin, la police n’osait croire à l’identité du comte Pontis de Sainte-Hélène et de Coignard.
— C’est notre dab ! (notre maître) dit Fil-de-Soie en ayant reçu de Jacques Collin ce regard distrait que jette l’homme abîmé dans le désespoir sur tout ce qui l’entoure.
— Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Oh ! c’est sa taille, sa carrure ; mais qu’a-t-il fait ? il ne se ressemble plus à lui-même.
— Oh ! j’y suis, dit Fil-de-Soie, il a un plan ! il veut revoir sa tante qu’on doit exécuter bientôt. Pour donner une vague idée du personnage que les reclus, les argousins et les surveillants appellent une tante, il suffira de rapporter ce mot magnifique du directeur d’une des maisons centrales au feu lord Durham, qui visita toutes les prisons pendant son séjour à Paris. Ce lord, curieux d’observer tous les détails de la justice française, fit même dresser par feu Sanson, l’exécuteur des hautes œuvres, la mécanique, et demanda l’exécution d’un veau vivant pour se rendre compte du jeu de la machine que la révolution française a illustrée.
Le directeur, après avoir montré toute la prison, les préaux, les ateliers, les cachots, etc., désigna du doigt un local, en faisant un geste de dégoût.
« — Je ne mène pas là Votre Seigneurie, dit-il, car c’est le quartier des tantes...
« — Hao ! fit lord Durham, et qu’est-ce ?
« — C’est le troisième sexe, milord. »
— On va terrer (guillotiner) Théodore ! dit La Pouraille, un gentil garçon ! quelle main ! quel toupet ! quelle perte pour la société !
— Oui, Théodore Calvi morfle (mange) sa dernière bouchée, dit le Biffon.
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