— « Votre mari, madame, a une belle occasion de se distinguer ! » a-t-elle dit en finissant. Et voilà.
— Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot.
— Tu iras loin, si tu es magistrat partout, même avec ta femme, s’écria madame Camusot. Tiens, je t’ai cru niais, aujourd’hui je t’admire...
Le magistrat eut sur les lèvres un de ces sourires qui n’appartiennent qu’à eux, comme celui des danseuses n’est qu’à elles.
— Madame, puis-je entrer ? demanda la femme de chambre.
— Que me voulez-vous ? lui dit sa maîtresse.
— Madame, la première femme de madame la duchesse de Maufrigneuse est venue ici pendant l’absence de madame, et prie madame, de la part de sa maîtresse, de venir à l’hôtel de Cadignan, toute affaire cessante.
— Qu’on retarde le dîner, dit la femme du juge en pensant que le cocher du fiacre qui l’avait amenée attendait son payement.
Elle remit son chapeau, remonta dans le fiacre, et fut dans vingt minutes à l’hôtel de Cadignan. Madame Camusot, introduite par les petites entrées, resta pendant dix minutes seule dans un boudoir attenant à la chambre à coucher de la duchesse qui se montra resplendissante, car elle partait à Saint-Cloud où l’appelait une invitation à la cour.
— Ma petite, entre nous, deux mots suffisent.
— Oui, madame la duchesse.
— Lucien de Rubempré est arrêté, votre mari instruit l’affaire, je garantis l’innocence de ce pauvre enfant, qu’il soit libre avant vingt-quatre heures. Ce n’est pas tout. Quelqu’un veut voir Lucien demain secrètement dans sa prison, votre mari pourra, s’il le veut, être présent, pourvu qu’il ne se laisse pas apercevoir... Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. Le Roi espère beaucoup du courage de ses magistrats dans les circonstances graves où il va se trouver bientôt ; je mettrai votre mari en avant, je le recommanderai comme un homme dévoué au Roi, fallût-il risquer sa tête. Notre Camusot sera d’abord conseiller, puis premier président n’importe où.. Adieu... je suis attendue, vous m’excusez, n’est-ce pas ? Vous n’obligez pas seulement le procureur-général, qui dans cette affaire ne peut pas se prononcer ; vous sauvez encore la vie à une femme qui se meurt, à madame de Sérizy. Ainsi vous ne manquerez pas d’appuis... Allons, vous voyez ma confiance, je n’ai pas besoin de vous recommander... vous savez !
Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut.
— Et moi qui n’ai pas pu lui dire que la marquise d’Espard veut voir Lucien sur l’échafaud !... pensait la femme du magistrat en regagnant son fiacre.
Elle arriva dans une telle anxiété qu’en la voyant le juge lui dit : — Amélie, qu’as-tu ?...
— Nous sommes pris entre deux feux...
Elle raconta son entrevue avec la duchesse en parlant à l’oreille de son mari, tant elle craignait que sa femme de chambre n’écoutât à la porte.
— Laquelle des deux est la plus puissante ? dit-elle en terminant. La marquise a failli te compromettre dans la sotte affaire de la demande en interdiction de son mari, tandis que nous devons tout à la duchesse. L’une m’a fait des promesses vagues ; tandis que l’autre a dit : Vous serez conseiller d’abord, premier président ensuite !... Dieu me garde de te donner un conseil, je ne me mêlerai jamais des affaires du Palais ; mais je dois te rapporter fidèlement ce qui se dit à la cour et ce qu’on y prépare...
— Tu ne sais pas, Amélie, ce que le préfet de police m’a envoyé ce matin, et par qui ? par un des hommes les plus importants de la police générale du royaume, le Bibi-Lupin de la politique qui m’a dit que l’État avait des intérêts secrets dans ce procès. Dînons et allons aux Variétés... nous causerons cette nuit, dans le silence du cabinet, de tout ceci ; car j’aurai besoin de ton intelligence, celle du juge ne suffit peut-être pas...
Les neuf dixièmes des magistrats nieront l’influence de la femme sur le mari en semblable occurrence ; mais, si c’est là l’une des plus fortes exceptions sociales, on peut faire observer qu’elle est vraie quoique accidentelle. Le magistrat est comme le prêtre, à Paris surtout où se trouve l’élite de la magistrature, il parle rarement des affaires du Palais, à moins qu’elles ne soient à l’état de chose jugée. Les femmes de magistrats non-seulement affectent de ne jamais rien savoir, mais encore elles ont toutes assez le sentiment des convenances pour deviner qu’elles nuiraient à leurs maris si, quand elles sont instruites de quelque secret, elles le laissaient voir. Néanmoins, dans les grandes occasions où il s’agit d’avancement d’après tel ou tel parti pris, beaucoup de femmes ont assisté, comme Amélie, à la délibération du magistrat. Enfin, ces exceptions, d’autant plus niables qu’elles sont toujours inconnues, dépendent entièrement de la manière dont la lutte entre deux caractères s’est accomplie au sein d’un ménage. Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. Quand tout dormit chez eux, le magistrat et sa femme s’assirent au bureau sur lequel le juge avait déjà classé les pièces de l’affaire.
— Voici les notes que le préfet de police m’a fait remettre, sur ma demande d’ailleurs, dit Camusot.
« L’ABBÉ CARLOS HERRERA.
» Cet individu est certainement le nommé Jacques Collin dit Trompe-la-Mort, dont la dernière arrestation remonte à l’année 1819, et fut opérée au domicile d’une dame Vauquer, tenant pension bourgeoise rue Neuve-Sainte-Geneviève, et où il demeurait caché sous le nom de Vautrin. »
En marge, on lisait de la main du préfet de police :
« Ordre a été transmis par le télégraphe à Bibi-Lupin, chef de la sûreté, de revenir immédiatement pour aider à la confrontation, car il connaît personnellement Jacques Collin, qu’il a fait arrêter en 1819 avec le concours d’une demoiselle Michonneau.
» Les pensionnaires qui logeaient dans la Maison Vauquer existent encore et peuvent être cités pour établir l’identité.
» Le soi-disant Carlos Herrera est l’ami intime, le conseiller de monsieur Lucien de Rubempré, à qui, pendant trois ans, il a fourni des sommes considérables, évidemment provenues de vols.
» Cette solidarité, si l’on établit l’identité du soi-disant Espagnol et de Jacques Collin, sera la condamnation du sieur Lucien de Rubempré.
» La mort subite de l’agent Peyrade est due à un empoisonnement consommé par Jacques Collin, par Rubempré ou leurs affidés. La raison de cet assassinat vient de ce que l’agent était, depuis long-temps, sur les traces de ces deux habiles criminels. »
En marge, le magistrat montra cette phrase écrite par le préfet de police lui-même :
« Ceci est à ma connaissance personnelle, et j’ai la certitude que le sieur Lucien de Rubempré s’est indignement joué de Sa Seigneurie le comte de Sérizy et de monsieur le procureur-général. »
— Qu’en dis-tu, Amélie ?
— C’est effrayant !... répondit la femme du juge. Achève donc !
« La substitution du prêtre espagnol au forçat Collin est le résultat de quelque crime plus habilement commis que celui par lequel Cogniard s’est fait comte de Sainte-Hélène. »
« LUCIEN DE RUBEMPRÉ.
» Lucien Chardon, fils d’un apothicaire d’Angoulême et dont la mère est une demoiselle de Rubempré, doit à une ordonnance du Roi le droit de porter le nom de Rubempré. Cette ordonnance a été accordée à la sollicitation de la duchesse de Maufrigneuse et de monsieur le comte de Sérizy.
» En 182..., ce jeune homme est venu à Paris sans aucun moyen d’existence, à la suite de madame la comtesse Sixte du Chatelet, alors madame de Bargeton, cousine de madame d’Espard.
» Ingrat envers madame de Bargeton, il a vécu maritalement avec une demoiselle Coralie, décédée actrice du Gymnase, qui a quitté pour lui monsieur Camusot, marchand de soieries de la rue des Bourdonnais.
» Bientôt, plongé dans la misère par l’insuffisance des secours que lui donnait cette actrice, il a compromis gravement son honorable beau-frère, imprimeur à Angoulême, en émettant de faux billets pour le payement desquels David Séchard fut arrêté pendant un court séjour dudit Lucien à Angoulême.
» Cette affaire a déterminé la fuite de Rubempré, qui subitement a reparu à Paris avec l’abbé Carlos Herrera.
» Sans moyens d’existence connus, le sieur Lucien a dépensé, en moyenne, durant les trois premières années de son second séjour à Paris, environ trois cent mille francs qu’il n’a pu tenir que du soi-disant abbé Carlos Herrera, mais à quel titre ?
» Il a, en outre, récemment employé plus d’un million à l’achat de la terre de Rubempré pour obéir à une condition mise à son mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu.
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