Beaucoup de gens comprendront qu’on soit l’arbre de la machine et se demanderont comment on peut en rester l’écrou ; mais l’écrou se trouve heureux, peut-être a-t-il peur de la machine ? Le greffier de Camusot, jeune homme de vingt-deux ans, nommé Coquart, était venu le matin prendre toutes les pièces et les notes du juge, et il avait déjà tout préparé dans le cabinet, quand le magistrat allait flânant le long des quais, regardant des curiosités dans les boutiques, et se demandant en lui-même : — Comment s’y prendre avec un gaillard aussi fort que Jacques Collin, en supposant que ce soit lui ? Le chef de la sûreté le reconnaîtra, je dois avoir l’air de faire mon métier, ne fût-ce que pour la police ! Je vois tant d’impossibilités, que le mieux serait d’éclairer la marquise et la duchesse, en leur montrant les notes de la police, et je vengerai mon père à qui Lucien a pris Coralie... En découvrant de si noirs scélérats, mon habileté sera proclamée, et Lucien sera bientôt renié par tous ses amis. Allons, l’interrogatoire en décidera.

Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boule.

— Ne pas mentir à ma conscience et servir les deux grandes dames, voilà un chef-d’œuvre d’habileté, pensait-il. — Tiens, vous aussi, monsieur le procureur-général, dit Camusot à haute voix, vous cherchez des médailles !

— C’est le goût de presque tous les justiciards, répondit en riant le comte de Grandville, à cause des revers.

Et, après avoir regardé la boutique pendant quelques instants comme s’il y achevait son examen, il emmena Camusot le long du quai, sans que Camusot put croire à autre chose qu’à un hasard.

— Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le procureur général. Pauvre jeune homme, je l’aimais...

— Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot.

— Oui, j’ai vu les notes de la police ; mais elles sont dues, en partie, à un agent qui ne dépend pas de la préfecture, au fameux Corentin, un homme qui a fait couper le cou à plus d’innocents que vous n’enverrez de coupables à l’échafaud, et... Mais ce drôle est hors de notre portée. Sans vouloir influencer la conscience d’un magistrat tel que vous, je ne peux pas m’empêcher de vous faire observer que, si vous pouviez acquérir la conviction de l’ignorance de Lucien relativement au testament de cette fille, il en résulterait qu’il n’avait aucun intérêt à sa mort, car elle lui donnait prodigieusement d’argent !...

— Nous avons la certitude de son absence pendant l’empoisonnement de cette Esther, dit Camusot. Il guettait à Fontainebleau le passage de mademoiselle de Grandlieu et de la duchesse de Lenoncourt.

— Oh ! reprit le procureur-général, il conservait, sur son mariage avec mademoiselle de Grandlieu, de telles espérances (je le tiens de la duchesse de Grandlieu elle-même) qu’il n’est pas possible de supposer un garçon si spirituel compromettant tout par un crime inutile.

— Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu’elle gagnait...

— Derville et Nucingen disent qu’elle est morte ignorant la succession qui lui était depuis long-temps échue, ajouta le procureur-général.

— Mais, à quoi croyez-vous donc alors ? demanda Camusot, car il y a quelque chose.

— À un crime commis par les domestiques, répondit le procureur-général.

— Malheureusement, fit observer Camusot, il est bien dans les mœurs de Jacques Collin, car le prêtre espagnol est bien certainement ce forçat évadé, de prendre les sept cent cinquante mille francs produits par la vente de l’inscription des rentes en trois pour cent donnée par Nucingen.

— Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. L’abbé Carlos Herrera tient à la diplomatie... mais un ambassadeur qui commettrait un crime ne serait pas sauvegardé par son caractère. Est-ce ou n’est-ce pas l’abbé Carlos Herrera, voilà la question la plus importante...

Et monsieur de Granville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse.

— Lui aussi veut donc sauver Lucien ? pensa Camusot qui prit par le quai des Lunettes pendant que le procureur-général entrait au Palais par la cour de Harlay.

Arrivé dans la cour de la Conciergerie, Camusot entra chez le directeur de cette prison et l’emmena loin de toute oreille, au milieu du pavé.

— Mon cher monsieur, faites-moi le plaisir d’aller à la Force, savoir de votre collègue s’il a l’avantage de posséder en ce moment quelques forçats qui aient habité, de 1810 à 1815, le bagne de Toulon ; voyez si vous en avez aussi chez vous. Nous ferons transférer ceux de la Force ici pour quelques jours, et vous me direz si le prétendu prêtre espagnol sera reconnu par eux pour être Jacques Collin dit Trompe-la-Mort.

— Bien, monsieur Camusot ; mais Bibi-Lupin est arrivé...

— Ah ! déjà ? s’écria le juge.

— Il était à Melun. On lui a dit qu’il s’agissait de Trompe-la-Mort, il a souri de plaisir et il attend vos ordres...

— Envoyez-le-moi.

Le directeur de la Conciergerie put alors présenter au juge d’instruction la requête de Jacques Collin, en en peignant l’état déplorable.

— J’avais l’intention de l’interroger le premier, répondit le magistrat, mais non pas à cause de sa santé. J’ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. Or, ce gaillard, qui dit être à l’agonie depuis vingt-quatre heures, a si bien dormi, que l’on est entré dans son cabanon, à la Force, sans qu’il entendit le médecin que le directeur avait envoyé chercher ; le médecin ne lui a pas même tâté le pouls, il l’a laissé dormir ; ce qui prouve qu’il aurait une aussi bonne conscience qu’une aussi bonne santé. Je ne vais croire à cette maladie que pour étudier le jeu de mon homme, dit en souriant monsieur Camusot.

— On apprend tous les jours avec les prévenus et les accusés, fit observer le directeur de la Conciergerie.

La Préfecture de police communique avec la Conciergerie, et les magistrats de même que le directeur de la prison, par suite de la connaissance de ces passages souterrains, peuvent s’y rendre avec une excessive promptitude. Ainsi s’explique la facilité miraculeuse avec laquelle le ministère public et les présidents de la Cour d’assises peuvent, séance tenante, avoir certains renseignements. Aussi quand monsieur Camusot fut en haut de l’escalier qui menait à son cabinet, trouva-t-il Bibi-Lupin accouru par la salle des Pas-Perdus.

— Quel zèle ! lui dit le juge en souriant.

— Ah ! c’est que si c’est lui, répondit le chef de la Sûreté, vous verrez une terrible danse au préau, pour peu qu’il y aurait des chevaux de retour (anciens forçats, en argot).

— Et pourquoi ?

— Trompe-la-Mort a mangé la grenouille, et je sais qu’ils ont juré de l’exterminer.

Ils signifiaient les forçats dont le trésor confié depuis vingt ans à Trompe-la-Mort avait été dissipé pour Lucien, comme on le sait.

— Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation ?

— Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd’hui.

— Coquart, dit le juge en ôtant ses gants, mettant sa canne et son chapeau dans un coin, remplissez deux citations sur les renseignements de monsieur l’agent.

Il se regarda dans la glace de la cheminée sur le chambranle de laquelle il y avait, à la place de pendule, une cuvette et un pot à eau. D’un côté une carafe pleine d’eau et un verre, et de l’autre une lampe. Le juge sonna. L’huissier vint après quelques minutes.

— Ai-je déjà du monde ? demanda-t-il à l’huissier chargé de recevoir les témoins, de vérifier leurs citations et de les placer dans leur ordre d’arrivée.

— Oui, monsieur.

— Prenez les noms des personnes venues, apportez-m’en la liste.

Les juges d’instruction, avares de leur temps, sont quelquefois obligés de conduire plusieurs instructions à la fois. Telle est la raison des longues factions que font les témoins appelés dans la pièce où se tiennent les huissiers et où retentissent les sonnettes des juges d’instruction.

— Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l’abbé Carlos Herrera.

— Ah ! il est en Espagnol ? en prêtre, m’a-t-on dit. Bah ! c’est renouvelé de Collet, monsieur Camusot, s’écria le chef de la Sûreté.

— Il n’y a rien de neuf, répondit Camusot en signant deux de ces citations formidables qui troublent tout le monde, même les plus innocents témoins que la justice mande ainsi à comparoir sous des peines graves, faute d’obéir.

En ce moment, Jacques Collin avait terminé, depuis une demi-heure environ, sa profonde délibération, et il était sous les armes. Rien ne peut mieux achever de peindre cette figure du peuple en révolte contre les lois que les quelques lignes qu’il avait tracées sur ses papiers graisseux.

Le sens du premier était ceci, car ce fut écrit dans le langage convenu entre Asie et lui, l’argot de l’argot, le chiffre appliqué à l’idée.

« Va chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez madame de Sérizy, que l’une ou l’autre voie Lucien avant son interrogatoire, et qu’elle lui donne à lire le papier ci-inclus. Enfin, il faut trouver nos deux voleurs, qu’ils soient à ma disposition, et prêts à jouer le rôle que je leur indiquerai.

» Cours chez Rastignac, dis-lui, de la part de celui qu’il a rencontré au bal de l’Opéra, de venir attester que l’abbé Carlos Herrera ne ressemble en rien au Jacques Collin arrêté chez la Vauquer.

» Obtenir pareille chose du docteur Bianchon.

» Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but. »

Sur le papier inclus, il y avait en bon français :

« Lucien, n’avoue rien sur moi. Je dois être pour toi l’abbé Carlos Herrera. Non-seulement c’est ta justification ; mais encore un peu de tenue, et tu as sept millions, plus l’honneur sauf. »

Ces deux papiers collés du côté de l’écriture, de manière à faire croire que c’était un fragment de la même feuille, furent roulés avec un art particulier à ceux qui ont rêvé dans le bagne aux moyens d’être libres. Le tout prit la forme et la consistance d’une boule de crasse grosse comme ces têtes en cire que les femmes économes adaptent aux aiguilles dont le chas s’est rompu.

— Si c’est moi qui vais à l’instruction le premier, nous sommes sauvés ; mais si c’est le petit, tout est perdu, se dit-il en attendant.

Ce moment était si cruel que cet homme si fort eut le visage couvert d’une sueur blanche. Ainsi, cet homme prodigieux devinait vrai dans sa sphère de crime, comme Molière dans la sphère de la poésie dramatique, comme Cuvier avec les créations disparues. Le génie en toute chose est une intuition.