Dans le premier moment, il s’était contenté de jeter les yeux sur cette pièce judiciaire dont les exemplaires sont bien connus ; car, pour plus de célérité, elle est imprimée, et les greffiers des juges d’instruction n’ont plus qu’à remplir des blancs ménagés pour les noms et la demeure des témoins, l’heure de la comparution, etc. Asie se faisait expliquer le Palais qu’elle connaissait mieux que l’avocat ne le connaissait lui-même ; enfin, elle finit par lui demander à quelle heure ce monsieur Camusot venait.
— Mais en général les juges d’instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures.
— Il est dix heures moins un quart, dit-elle en regardant à une jolie petite montre, un vrai chef-d’œuvre de bijouterie qui fit penser à Massol : — Où la fortune va-t-elle se nicher !...
En ce moment Asie était arrivée à cette salle obscure donnant sur la cour de la Conciergerie et où se tiennent les huissiers. En apercevant le guichet à travers la croisée, elle s’écria : — Qu’est-ce que c’est que ces grands murs-là ?
— C’est la Conciergerie.
— Ah ! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh ! je voudrais bien voir son cachot !...
— C’est impossible, madame la baronne, répondit l’avocat qui donnait le bras à la douairière, il faut avoir des permissions qui s’obtiennent très-difficilement.
— On m’a dit, reprit-elle, que Louis XVIII avait fait lui-même, et en latin, l’inscription qui se trouve dans le cachot de Marie-Antoinette.
— Oui, madame la baronne.
— Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! répliqua-t-elle. Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission...
— Cela ne le regarde pas ; mais il peut vous accompagner...
— Mais ses interrogatoires ? dit-elle.
— Oh ! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre.
— Tiens, ils sont prévenus, c’est vrai ! répliqua naïvement Asie. Mais je connais monsieur de Grandville, votre procureur-général...
Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l’avocat.
— Ah ! vous connaissez monsieur le procureur-général, dit Massol qui pensait à demander le nom et l’adresse de la cliente que le hasard lui procurait.
— Je le vois souvent chez monsieur de Sérizy, son ami. Madame de Sérizy est ma parente par les Ronquerolles...
— Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle...
— Oui, dit Massol.
Et les huissiers laissèrent descendre l’avocat et la baronne qui se trouvèrent bientôt dans le petit corps de garde auquel aboutit l’escalier de la Souricière, local bien connu d’Asie, et qui forme, ainsi qu’on l’a vu, entre la Souricière et la Sixième chambre comme un poste d’observation par où tout le monde est obligé de passer.
— Demandez donc à ces messieurs si monsieur Camusot est venu ! dit-elle en observant les gendarmes qui jouaient aux cartes.
— Oui, madame, il vient de monter de la Souricière...
— La Souricière ! dit-elle. Qu’est-ce que c’est... Oh ! suis-je bête de ne pas être allée tout droit chez le comte de Grandville... Mais je n’ai pas le temps... Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu’il ne soit occupé.
— Oh ! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. En lui faisant passer votre carte, il vous évitera le désagrément de faire antichambre avec les témoins... On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes...
En ce moment Asie et son avocat se trouvaient précisément devant la fenêtre du corps de garde d’où les gendarmes peuvent voir le mouvement du guichet de la Conciergerie, Les gendarmes, nourris dans le respect dû aux défenseurs de la veuve et de l’orphelin, connaissant d’ailleurs les priviléges de la robe, tolérèrent pour quelques instants la présence d’une baronne accompagnée d’un avocat. Asie se laissait raconter par le jeune avocat les épouvantables choses qu’un jeune avocat peut dire sur le Guichet. Elle refusa de croire qu’on fît la toilette aux condamnés à mort derrière les grilles qu’on lui désignait ; mais le brigadier le lui affirma.
— Comme je voudrais voir cela !... dit-elle.
Elle resta là coquetant avec le brigadier et son avocat jusqu’à ce qu’elle vît Jacques Collin, soutenu par deux gendarmes et précédé de l’huissier de monsieur Camusot sortant du Guichet.
— Ah ! voilà l’aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux...
— Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme. C’est un prévenu qui vient à l’instruction.
— Et de quoi donc est-il accusé ?
— Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement...
— Oh !... je voudrais bien le voir...
— Vous ne pouvez pas rester ici, dit le brigadier, car il est au secret, et va traverser notre corps de garde. Tenez, madame, cette porte donne sur l’escalier...
— Merci, monsieur l’officier, dit la baronne en se dirigeant vers la porte pour se précipiter dans l’escalier où elle s’écria : — Mais où suis-je ?
Cet éclat de voix alla jusqu’à l’oreille de Jacques Collin qu’elle voulait ainsi préparer à la voir. Le brigadier courut après madame la baronne, la saisit par le milieu du corps, et la transporta comme une plume au milieu de cinq gendarmes qui s’étaient dressés comme un seul homme ; car, dans ce corps de garde, on se défie de tout. C’était de l’arbitraire, mais de l’arbitraire nécessaire. L’avocat lui-même avait poussé deux exclamations : — « Madame ! madame ! » pleines d’effroi, tant il craignait de se compromettre.
L’abbé Carlos Herrera, presque évanoui, s’arrêta sur une chaise dans le corps de garde.
— Pauvre homme ! dit la baronne. Est-ce là un coupable ?
Ces paroles, quoique prononcées à l’oreille du jeune avocat, furent entendues par tout le monde, car il régnait dans cet affreux corps de garde un silence de mort. Quelques personnes privilégiées obtiennent quelquefois la permission de voir les fameux criminels pendant qu’ils passent dans ce corps de garde ou dans les couloirs, en sorte que l’huissier et les gendarmes chargés d’amener l’abbé Carlos Herrera ne firent aucune observation. D’ailleurs, il existait, grâce au dévouement du brigadier qui avait empoigné la baronne pour empêcher toute communication entre le prévenu mis au secret et les étrangers, un espace très-rassurant.
— Allons ! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever.
En ce moment la petite boule tomba de sa manche, et la place où elle s’arrêta fut remarquée par la baronne à qui son voile laissait la liberté de ses regards. Humide et graisseuse, la boulette n’avait pas roulé, car ces petites choses en apparence indifférentes étaient toutes calculées par Jacques Collin pour une complète réussite. Lorsque le prévenu fut conduit dans la partie supérieure de l’escalier, Asie lâcha très-naturellement son sac et le ramassa lestement ; mais en se baissant elle avait pris la boule que sa couleur, absolument pareille à celle de la poussière et de la boue du plancher, empêchait d’être aperçue.
— Ah ! dit-elle, ça m’a serré le cœur... il est mourant...
— Ou il le paraît, répliqua le brigadier.
— Monsieur, dit Asie à l’avocat, conduisez-moi promptement chez monsieur Camusot ; je viens pour cette affaire... et peut-être sera-t-il bien aise de me voir avant d’interroger ce pauvre abbé...
L’avocat et la baronne quittèrent le corps de garde aux murs oléagineux et fuligineux ; mais, quand ils furent en haut de l’escalier, Asie fit une exclamation : — Et mon chien !...
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