Ce n’est jamais le corps qui souffre. L’esprit est dans un état si violent que toute espèce de malaise, de brutalité, s’il s’en rencontrait dans le milieu où l’on est, se supporterait aisément. Il faut admettre, à Paris surtout, que l’innocent est promptement mis en liberté.
Lucien, en entrant dans sa cellule, trouva donc la fidèle image de la première chambre qu’il avait occupée à Paris, à l’hôtel Cluny. Un lit semblable à ceux des plus pauvres hôtels garnis du quartier Latin, des chaises foncées de paille, une table et quelques ustensiles composaient le mobilier de l’une de ces chambres, où souvent on réunit deux accusés quand leurs mœurs sont douces et leurs crimes d’une catégorie rassurante, comme les faux et les banqueroutes. Cette ressemblance entre son point de départ, plein d’innocence, et le point d’arrivée, dernier degré de la honte et de l’avilissement, fut si bien saisie par un dernier effort de sa fibre poétique, qu’il fondit en larmes. Il pleura pendant quatre heures insensible en apparence comme une figure de pierre, mais souffrant de toutes ses espérances renversées, atteint dans toutes ses vanités sociales écrasées, dans son orgueil anéanti, dans tous les moi que présentent l’ambitieux, l’amoureux, l’heureux, le dandy, le parisien, le poète, le voluptueux et le privilégié. Tout en lui s’était brisé dans cette chute icarienne.
Carlos Herrera, lui, tourna dans son cabanon dès qu’il y fut seul, comme l’ours blanc du Jardin-des-Plantes dans sa cage. Il vérifia minutieusement la porte et s’assura que, le judas excepté, nul trou n’y avait été pratiqué. Il sonda tous les murs, il regarda la hotte par la gueule de laquelle venait une faible lumière, et il se dit : — Je suis en sûreté ! Il alla s’asseoir dans un coin où l’œil d’un surveillant appliqué au judas à grillage n’aurait pu le voir. Puis, il ôta sa perruque et y décolla promptement un papier qui en garnissait le fond. Le côté de ce papier en communication avec la tête était si crasseux qu’il semblait être le tégument de la perruque. Si Bibi-Lupin avait eu l’idée d’enlever cette perruque pour reconnaître l’identité de l’Espagnol avec Jacques Collin, il ne se serait pas défié de ce papier, tant il paraissait faire partie de l’œuvre du perruquier. L’autre côté du papier était encore assez blanc et assez propre pour recevoir quelques lignes. L’opération difficile et minutieuse du décollage avait été commencée à la Force, deux heures n’auraient pas suffi, la moitié de la journée y avait été employée la veille. Le prévenu commença par rogner ce précieux papier de manière à s’en procurer une bande de quatre à cinq lignes de largeur, il la partagea en plusieurs morceaux ; puis, il remit dans ce singulier magasin sa provision de papier après en avoir humecté la couche de gomme arabique à l’aide de laquelle il pouvait rétablir l’adhérence. Il chercha dans une mèche de cheveux un de ces crayons, fins comme des tiges d’épingle, dont la fabrication due à Susse était récente, et qui s’y trouvait fixe par de la colle ; il en prit un fragment assez long pour écrire et assez petit pour tenir dans son oreille. Ces préparatifs terminés avec la rapidité, la sécurité d’exécution particulière aux vieux forçats qui sont adroits comme des singes, Jacques Collin s’assit sur le bord de son lit et se mit à méditer ses instructions pour Asie, avec la certitude de la trouver sur son chemin, tant il comptait sur le génie de cette femme.
— Dans mon interrogatoire sommaire, se disait-il, j’ai fait l’Espagnol parlant mal le français, se réclamant de son ambassadeur, alléguant les priviléges diplomatiques et ne comprenant rien à ce qu’on lui demandait, tout cela bien scandé par des faiblesses, par des points d’orgue, des soupirs, enfin toutes les balançoires d’un mourant. Restons sur ce terrain. Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n’est pas fort. Pensons donc à Lucien, il s’agit de lui refaire le moral, il faut arriver à cet enfant à tout prix, lui tracer un plan de conduite, autrement il va se livrer, me livrer et tout perdre !... Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre !
Telle était la situation morale et physique des deux prévenus dont le sort dépendait en ce moment de monsieur Camusot, juge d’instruction au Tribunal de Première Instance de la Seine, souverain arbitre, pendant le temps que lui donnait le code criminel, des plus petits détails de leur existence ; car lui seul pouvait permettre que l’aumônier, le médecin de la Conciergerie ou qui que ce soit communiquât avec eux.
Aucune puissance humaine, ni le roi, ni le garde des sceaux, ni le premier ministre ne peuvent empiéter sur le pouvoir d’un juge d’instruction, rien ne l’arrête, rien ne lui commande. C’est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. En ce moment où philosophes, philanthropes et publicistes sont incessamment occupés à diminuer tous les pouvoirs sociaux, le droit conféré par nos lois aux juges d’instruction est devenu l’objet d’attaques d’autant plus terribles qu’elles sont presque justifiées par ce droit, qui, disons-le, est exorbitant. Néanmoins, pour tout homme sensé, ce pouvoir doit rester sans atteinte ; on peut, dans certains cas, en adoucir l’exercice par un large emploi de la caution ; mais la société, déjà bien ébranlée par l’inintelligence et par la faiblesse du jury (magistrature auguste et suprême qui ne devrait être confiée qu’à des notabilités élues), serait menacée de ruine si l’on brisait cette colonne qui soutient tout notre Droit criminel. L’arrestation préventive est une de ces facultés terribles, nécessaires, dont le danger social est contre-balancé par sa grandeur même. D’ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. Détruisez l’institution, reconstruisez-la sur d’autres bases ; demandez, comme avant la Révolution, d’immenses garanties de fortune à la magistrature ; mais croyez-y ? n’en faites pas l’image de la Société pour y insulter. Aujourd’hui le magistrat, payé comme un fonctionnaire, pauvre pour la plupart du temps, a troqué sa dignité d’autrefois contre une morgue qui semble intolérable à tous les égaux qu’on lui a faits ; car la morgue est une dignité qui n’a pas de points d’appui.
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