Esther eut bientôt pris les manières, la douceur
de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées;
enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si
complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que
rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures
le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais,
dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable,
douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir
d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient
accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense
comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile
qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise
que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay.
- Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au
front.
Ce mot, essentiellement catholique, dit tout.
Une nostalgie
Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses
compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour
elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un
enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de
son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau
de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants
blancs; qu'elle serait coiffée de nœuds blancs, elle fondit en
larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de
la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être
comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce
spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin
des mœurs qu'elle quittait aux mœurs qu'elle prenait qu'il y a de
distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la
grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse
héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir
elle-même, un amour au cœur qui la rongeait, un amour étrange, un
désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez
une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la
même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la
nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les
travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la
ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle
inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence
réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les
efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait
autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs
mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie,
par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le
troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à
pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais
entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée
d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paître
à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la
débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la
rappelaient-elles? Les chaînes de ses horribles habitudes rompues
tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les
sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent
encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès
avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes
n'atteignaient pas encore le démon caché là? La vue de celui pour
qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle
nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour
humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se
faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui
entraînait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres
dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant
le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et
l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du
soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de
commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire
mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa
vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable
de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les
malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait
est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une
détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une
vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en
récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs
étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune
pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui
remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus
cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au
doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur
succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude,
étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent
été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y
était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire,
malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle
haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle
avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle
aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie
religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui
la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps
contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang
bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles
eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon
qui les nourrissait des bribes de la table royale.
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