Le
prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il
comprit combien il était difficile de résister à cette charmante
créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait
avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille
attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des
artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont
parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue
les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges
chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs,
n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement
que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique!
Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que
celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances,
illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de
Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux
yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis
XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les
entreprises ruineuses: convertir les miasmes d'un marais en un
monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une
colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la
Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret
Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale.
Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa
vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit: "Vous
êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa
ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne
cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier.
Le rat devient une madeleine
- Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était
juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non
plus été menée à la synagogue: vous êtes dans les limbes
religieuses où sont les petits enfants…
- Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie.
- … Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un
chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre
impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il
y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce
jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire
comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et
je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez
Lucien.
La pauvre fille eut le cœur brisé par cette parole; elle leva
les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut
incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le
sauveur.
- Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous
conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des
meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez
catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices
chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir
une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si…
Cet homme leva le doigt et fit une pause.
- Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la
Torpille.
- Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été
comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du
paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de
verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!…
- Ecoutez-moi.
Elle se tut.
- Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à
l'étendue de vos obligations: une parole, un geste qui décèlerait
la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée
involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un
souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui
révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre
malheur…
- Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de
sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre
vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une
danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe,
tout sera doux, facile!
Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre,
elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes
et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que
lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds
ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager
céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle
le regarda.
- En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai
entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les
pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je
n'ai plus que mes larmes à vous offrir.
- Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je
vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous
conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux
ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier: "Esther!" et
vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné
la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût
jamais, elle reparaît encore dans une adoration qui ne va qu'à
Dieu.
- Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle.
- Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout
serait perdu, reprit-il, songez-y bien.
- Qui le consolera? dit-elle.
- De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où,
pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement
nerveux.
- Je ne sais pas, il est souvent venu triste.
- Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi?
- Jamais, répondit-elle.
- Il était triste d'aimer une fille comme vous,
s'écria-t-il.
- Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité
profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je
ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon
amour.
- Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément.
Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre
éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en
allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur
votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir,
m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme
d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et
vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des
Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des
prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra,
montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce
cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous
sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour
quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur
la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne
sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous
êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les
boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en
compagnie de sa mère?
- Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille
est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords
cachés dans les replis de nos cœurs et qui nous dévorent!… Je ne
sais que trop ce qui me manque.
- Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche
prochain, dit le prêtre en se levant.
- Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir,
afin que je puisse prier Dieu.
C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant
répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en
français.
- C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété
sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi
catholique.
- Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il
lui dit adieu.
- Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays.
Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une
courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute.
Un portrait que Titien eut voulu peindre
Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et
religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette
année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie
troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans
contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés
particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En
France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de
rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans
sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une
femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu
d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble
imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans
quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est
le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce
berceau du genre humain, la patrie de la beauté: sa mère était
juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec
les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des
filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques.
Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le
magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté
le prix au sérail, elle possédait les trente beautés
harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des
formes, à la fraîcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait
communiqué le je ne sais quoi de la femme: ce n'est plus le tissu
lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton
chaud de la maturité, il y a de la fleur encore.
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