Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !…
A. Un crime digne de châtiment.
B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté.
A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outremer, que des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis d'humanité, et capables de compatir…
B. C'est bien là ce qui les soucie !
A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.
B. Beaucoup.
A. N'assuretil pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le péril de cette familiarité ?
B. D'autres l'avaient dit avant lui.
A. Comment expliquetil le séjour de certains animaux dans des îles séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui estce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent ?
B. Il n'explique rien ; il atteste le fait.
A. Et vous, comment l'expliquezvous ?
B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la direction de la masse des eaux qui les a séparés.
A. Comment cela ?
B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande qui estce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennentils en se multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ?
A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peutêtre une première époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire d'origine.
B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d'une prêtresse.
A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a recours à la castration des mâles…
B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.
A. C'est une des palingénésies les plus funestes.
B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.
A. N'étaitil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des jésuites ?
B. Oui.
A. Qu'en ditil ?
B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu l'autorité.
A.
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