Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage.
A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes.
CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU —————————————————————————
B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit :
— Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants.
La mère ajouta : — Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre
Thia ! ce n'est pas sa faute.
L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres.
Orou répliqua : — Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né atelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutelle nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne action, ne te suffiraitil pas ? Sois généreux !
L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également belles ; mais ma religion ! mais mon état !
OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr que je connais et que je respecte les droits des personnes.
Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne m'afflige pas ! Honoremoi dans la cabane et parmi les miens ; élèvemoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rendsmoi mère ; faismoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutêtre plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu sois arrivé dans ton pays.
Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur reconnaissance à la sienne.
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