Un livre d’Anatole France sous-entend une foule de connaissances érudites, renferme de perpétuelles allusions que le vulgaire n’y aperçoit pas et qui en font, en dehors de ses autres beautés, l’incomparable noblesse.

[15] C’est, pour cela sans doute que souvent, quand un grand écrivain fait de la critique, il parle beaucoup des éditions qu’on donne d’ouvrages anciens, et très peu des livres contemporains. Exemple les Lundis de Sainte-Beuve et la Vie littéraire d’Anatole France. Mais tandis que M. Anatole France juge à merveille ses contemporains, on peut dire que Sainte-Beuve a méconnu tous les grands écrivains de son temps. Et qu’on n’objecte pas qu’il était aveuglé par des haines personnelles. Après avoir incroyablement rabaissé le romancier chez Stendhal, il célèbre, en manière de compensation, la modestie, les procédés délicats de l’homme, comme s’il n’y avait rien d’autre de favorable à en dire ! Cette cécité de Sainte-Beuve, en ce qui concerne son époque, contraste singulièrement avec ses prétentions à la clairvoyance, à la prescience. « Tout le monde est fort, dit-il, dans Chateaubriand et son groupe littéraire, à prononcer sur Racine et Bossuet... Mais la sagacité du juge, la perspicacité du critique, se prouve surtout sur des écrits neufs, non encore essayés du public. Juger à première vue, deviner, devancer, voilà le don critique. Combien peu le possèdent. »

[16] Et, réciproquement, les classiques n’ont pas de meilleurs commentateurs que les « romantiques ». Seuls, en effet, les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement, parce que, pour bien lire un poète ou un prosateur, il faut être soi-même, non pas érudit, mais poète ou prosateur. Cela est vrai pour les ouvrages les moins « romantiques ». Les beaux vers de Boileau, ce ne sont pas les professeurs de rhétorique qui nous les ont signalés, c’est Victor Hugo :

 

« Et dans quatre mouchoirs de sa beauté salis

Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys. »

 

C’est M. Anatole France :

 

« L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces

En babils de marquis, en robes de comtesses. »

 

Le dernier numéro de La Renaissance latine (15 mai 1905) me permet, au moment où je corrige ces épreuves, d’étendre, par un nouvel exemple, cette remarque aux beaux-arts. Elle nous montre, en effet, dans M. Rodin (article de M. Mauclair) le véritable commentateur de la statuaire grecque.

[17] Prédilection qu’eux-mêmes croient généralement fortuite : ils supposent que les plus beaux livres se trouvent par hasard avoir été écrits par les auteurs anciens ; et sans doute cela peut arriver puisque les livres anciens que nous lisons sont choisis dans le passé tout entier, si vaste auprès de l’époque contemporaine. Mais une raison en quelque sorte accidentelle ne peut suffire à expliquer une attitude d’esprit si générale.

[18] Je crois par exemple que le charme qu’on a l’habitude de trouver à ces vers d’Andromaque :

 

« Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?

« Qui te l’a dit ?

 

vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est volontairement rompu. « À quel titre ? » se rapporte non pas à « Qu’a-t-il fait ? » qui le précède immédiatement, mais à « Pourquoi l’assassiner ? » Et « Qui te l’a dit ? » se rapporte aussi à « assassiner ». (On peut, se rappelant un autre vers d’Andromaque : « Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ? » supposer que « Qui te l’a dit ? » est pour « Qui te l’a dit, de l’assassiner ? »). Zigzags de l’expression (la ligne récurrente et brisée dont je parle ci-dessus) qui ne laissent pas d’obscurcir un peu le sens, si bien que j’ai entendu une grande actrice plus soucieuse de la clarté du discours que de l’exactitude de la prosodie dire carrément : « Pourquoi l’assassiner ? À quel titre ? Qu’a-t-il fait ? » Les plus célèbres vers de Racine le sont en réalité parce qu’ils charment ainsi par quelque audace familière de langage jetée comme un pont hardi entre deux rives de douceur. « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle. » Et quel plaisir cause la belle rencontre de ces expressions dont la simplicité presque commune donne au sens, comme à certains visages dans Mantegna, une si douce plénitude, de si belles couleurs :

 

« Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée...

« Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder. »

 

Et c’est pourquoi il convient de lire les écrivains classiques dans le texte et non de se contenter de morceaux choisis. Les pages illustres des écrivains sont souvent celles où cette contexture intime de leur langage est dissimulée par la beauté, d’un caractère presque universel, du morceau. Je ne crois pas que l’essence particulière de la musique de Gluck se trahisse autant dans tel air sublime que dans telle cadence de ses récitatifs où l’harmonie est comme le son même de la voix de son génie quand elle retombe sur une intonation involontaire où est marquée toute sa gravité naïve et sa distinction, chaque fois qu’on l’entend pour ainsi dire reprendre haleine. Qui a vu des photographies de Saint-Marc de Venise peut croire (et je ne parle pourtant que de l’extérieur du monument) qu’il a une idée de cette église à coupoles, alors que c’est seulement en approchant, jusqu’à pouvoir les toucher avec la main, le rideau diapré de ces colonnes riantes, c’est seulement en voyant la puissance étrange et grave qui enroule des feuilles ou perche des oiseaux dans ces chapiteaux qu’on ne peut distinguer que de près, c’est seulement en ayant sur la place même l’impression de ce monument bas, tout en longueur de façade, avec ses mâts fleuris et son décor de fête, son aspect de « palais d’exposition », qu’on sent éclater dans ces traits significatifs mais accessoires et qu’aucune photographie ne retient, sa véritable et complexe individualité.

[19] « Et Marie dit : « Mon âme exalte le Seigneur et se réjouit en Dieu, mon Sauveur, etc. – » Zacharie son père fut rempli du Saint-Esprit et il prophétisa en ces mots : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël de ce qu’il a racheté, etc. » « Il la reçut dans ses bras, bénit Dieu et dit : « Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix... »

[20] À vrai dire aucun témoignage positif ne me permet d’affirmer que dans ces lectures le récitant chantât les sortes de psaumes que saint Luc a introduits dans son évangile. Mais il me semble que cela ressort suffisamment du rapprochement de différents passages de Renan et notamment de saint Paul, pp. 257 et suiv. ; les Apôtres, pp. 99 et 100, Marc-Aurèle, pp. 502-503, etc.

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