Soit d’ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui être nécessaire, l’exaltation qui suit certaines lectures ait une influence propice sur le travail personnel, on cite plus d’un écrivain qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et Dante n’est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu’au seuil du paradis.
Tant que la lecture est pour nous l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-même la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit. Parfois même, dans certains cas un peu exceptionnels, et d’ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans un lieu d’accès difficile. C’est alors quelque document secret, quelque correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d’avoir communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de chercher la vérité en lui-même de se dire qu’elle est située hors de lui, aux feuillets d’un in-folio jalousement conservé dans un couvent de Hollande, et que si, pour arriver jusqu’à elle, il faut se donner de la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée qu’un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long voyage, traverser en coche d’eau les plaines gémissantes de vent, tandis que sur la rive les roseaux s’inclinent et se relèvent tour à tour dans une ondulation sans fin ; il faudra s’arrêter à Dordrecht, qui mire son église couverte de lierre dans l’entrelacs des canaux dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et du ciel bleu ; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable archevêque d’Utrecht, à la belle figure carrée d’ancien janséniste, avec le pieux gardien des archives d’Amersfoort. La conquête de la vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d’une sorte de mission diplomatique où n’ont manqué ni les difficultés du voyage, ni les hasards de la négociation. Mais, qu’importe ? Tous ces membres de la vieille petite église d’Utrecht, de la bonne volonté de qui il dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au moins par correspondance. L’estime dont ils continueront à nous envoyer de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos livres, ce qui est bien le moins que l’on puisse faire pour des gens qui vous ont fait don de la vérité. Et quant aux quelques recherches, aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables de l’acte d’entrée en possession de la vérité – de la vérité que pour plus de prudence et pour qu’elle ne risque pas de nous échapper nous prendrons en note – nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre des peines qu’ils pourront nous donner : le calme et la fraîcheur du vieux couvent sont si exquis, où les religieuses portent encore le haut hennin aux ailes blanches qu’elles ont dans le Roger Van der Weyden du parloir ; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe siècle étourdissent si tendrement l’eau naïve du canal qu’un peu de soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d’arbres dépouillés dès la fin de l’été qui frôlent des miroirs accrochés aux maisons à pignons des deux rives[8].
Cette conception d’une vérité sourde aux appels de la réflexion et docile au jeu des influences, d’une vérité qui s’obtient par lettres de recommandations, que vous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d’une vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la vérité est pourtant loin d’être la plus dangereuse de toutes. Car bien souvent pour l’historien, même pour l’érudit, cette vérité qu’ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu’elle annonce ou qu’elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n’en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure. Le lettré invoque en souriant en l’honneur de tel nom qu’il se trouve dans Villehardouin ou dans Boccace[9] en faveur de tel usage qu’il est décrit dans Virgile. Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres la substance qui pourrait le rendre plus fort ; il s’encombre de leur forme intacte, qui, au lieu d’être pour lui un élément assimilable, un principe de vie, n’est qu’un corps étranger, un principe de mort. Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette sorte de respect fétichiste pour les livres, c’est relativement à ce que seraient les habitudes idéales d’un esprit sans défauts qui n’existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un fonctionnement d’organes normal tel qu’il ne s’en rencontre guère chez les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n’y a pas plus d’esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette « maladie littéraire ». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il semble que le goût des livres croisse avec l’intelligence, un peu au-dessous d’elle, mais sur la même tige, comme toute passion s’accompagne d’une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du rapport avec lui, dans l’absence lui en parle encore. Aussi, les plus grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres. N’est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu’ils ont été écrits ; ne leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au vulgaire ? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce que l’on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un défaut de l’être. De ce que les hommes médiocres sont souvent travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas conclure que le travail n’est pas pour l’esprit une meilleure discipline que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez un grand homme un de nos défauts nous incline toujours à nous demander si ce n’était pas au fond une qualité méconnue, et nous n’apprenons pas sans plaisir qu’Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu’il était en mesure, si on contestait devant lui la légitimité d’un terme[10], d’en établir la filiation, jusqu’à l’origine, par des citations qui prouvaient une véritable érudition. (J’ai montré ailleurs comment cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l’étouffer, comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont l’esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes communiquées par la ruche, le parterre ou l’herbage, nous rassure grandement sur les dangers de l’érudition, presque de la bibliophilie, quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille édition de Jacob Cats ou de l’abbé Sanderus. Ces dangers, d’ailleurs, quand ils existent, menaçant beaucoup moins l’intelligence que la sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l’on peut ainsi dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains d’imagination.
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