Il n’y avait pas de métier qu’un Cosaque ne sût faire : distiller de l’eau-de-vie, charpenter un chariot, fabriquer de la poudre, faire le serrurier et le maréchal ferrant, et, par-dessus tout, boire et bambocher comme un Russe seul en est capable, tout cela ne lui allait pas à l’épaule. Outre les Cosaques inscrits, obligés de se présenter en temps de guerre ou d’entreprise, il était très facile de rassembler des troupes de volontaires. Les ïésaouls n’avaient qu’à se rendre sur les marchés et les places de bourgades, et à crier, montés sur une téléga (chariot) : « Eh ! eh ! vous autres buveurs, cessez de brasser de la bière et de vous étaler tout de votre long sur les poêles ; cessez de nourrir les mouches de la graisse de vos corps ; allez à la conquête de l’honneur et de la gloire chevaleresque. Et vous autres, gens de charrue, planteurs de blé noir, gardeurs de moutons, amateurs de jupes, cessez de vous traîner à la queue de vos bœufs, de salir dans la terre vos cafetans jaunes, de courtiser vos femmes et de laisser dépérir votre vertu de chevalier[11]. Il est temps d’aller à la quête de la gloire cosaque. » Et ces paroles étaient semblables à des étincelles qui tomberaient sur du bois sec. Le laboureur abandonnait sa charrue ; le brasseur de bière mettait en pièces ses tonneaux et ses jattes ; l’artisan envoyait au diable son métier et le petit marchand son commerce ; tous brisaient les meubles de leur maison et sautaient à cheval. En un mot, le caractère russe revêtit alors une nouvelle forme, large et puissante.
Tarass Boulba était un des vieux polkovnik[12]. Créé pour les difficultés et les périls de la guerre, il se distinguait par la droiture d’un caractère rude et entier. L’influence des mœurs polonaises commençait à pénétrer parmi la noblesse petite-russienne. Beaucoup de seigneurs s’adonnaient au luxe, avaient un nombreux domestique, des faucons, des meutes de chasse, et donnaient des repas. Tout cela n’était pas selon le cœur de Tarass ; il aimait la vie simple des Cosaques, et il se querella fréquemment avec ceux de ses camarades qui suivaient l’exemple de Varsovie, les appelant esclaves des gentilshommes (pan) polonais. Toujours inquiet, mobile, entreprenant, il se regardait comme un des défenseurs naturels de l’Église russe ; il entrait, sans permission, dans tous les villages où l’on se plaignait de l’oppression des intendants-fermiers et d’une augmentation de taxe sur les feux. Là, au milieu de ses Cosaques, il jugeait les plaintes. Il s’était fait une règle d’avoir, dans trois cas, recours à son sabre : quand les intendants ne montraient pas de déférence envers les anciens et ne leur ôtaient pas le bonnet, quand on se moquait de la religion ou des vieilles coutumes, et quand il était en présence des ennemis, c’est-à-dire des Turcs ou païens, contre lesquels il se croyait toujours en droit de tirer le fer pour la plus grande gloire de la chrétienté. Maintenant il se réjouissait d’avance du plaisir de mener lui-même ses deux fils à la setch, de dire avec orgueil : « Voyez quels gaillards je vous amène » ; de les présenter à tous ses vieux compagnons d’armes, et d’être témoin de leurs premiers exploits dans l’art de guerroyer et dans celui de boire, qui comptait aussi parmi les vertus d’un chevalier. Tarass avait d’abord eu l’intention de les envoyer seuls ; mais à la vue de leur bonne mine, de leur haute taille, de leur mâle beauté, sa vieille ardeur guerrière s’était ranimée, et il se décida, avec toute l’énergie d’une volonté opiniâtre, à partir avec eux dès le lendemain. Il fit ses préparatifs, donna des ordres, choisit des chevaux et des harnais pour ses deux jeunes fils, désigna les domestiques qui devaient les accompagner, et délégua son commandement au ïésaoul Tovkatch, en lui enjoignant de se mettre en marche à la tête de tout le polk, dès que l’ordre lui en parviendrait de la setch. Quoiqu’il ne fût pas entièrement dégrisé, et que la vapeur du vin se promenât encore dans sa cervelle, cependant il n’oublia rien, pas même l’ordre de faire boire les chevaux et de leur donner une ration du meilleur froment.
« Eh bien ! mes enfants, leur dit-il en rentrant fatigué à la maison, il est temps de dormir, et demain nous ferons ce qu’il plaira à Dieu. Mais qu’on ne nous fasse pas de lits ; nous dormirons dans la cour. »
La nuit venait à peine d’obscurcir le ciel ; mais Boulba avait l’habitude de se coucher de bonne heure. Il se jeta sur un tapis étendu à terre, et se couvrit d’une pelisse de peaux de mouton (touloup), car l’air était frais, et Boulba aimait la chaleur quand il dormait dans la maison. Il se mit bientôt à ronfler ; tous ceux qui s’étaient couchés dans les coins de la cour suivirent son exemple, et, avant tous les autres, le gardien, qui avait le mieux célébré, verre en main, l’arrivée des jeunes seigneurs. Seule, la pauvre mère ne dormait pas. Elle était venue s’accroupir au chevet de ses fils bien-aimés, qui reposaient l’un près de l’autre. Elle peignait leur jeune chevelure, les baignait de ses larmes, les regardait de tous ses yeux, de toutes les forces de son être, sans pouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avait nourris de son lait, élevés avec une tendresse inquiète, et voilà qu’elle ne doit les voir qu’un instant.
« Mes fils, mes fils chéris ! que deviendrez-vous ? qu’est-ce qui vous attend ? » disait-elle ; et des larmes s’arrêtaient dans les rides de son visage, autrefois beau.
En effet, elle était bien digne de pitié, comme toute femme de ce temps-là. Elle n’avait vécu d’amour que peu d’instants, pendant la première fièvre de la jeunesse et de la passion ; et son rude amant l’avait abandonnée pour son sabre, pour ses camarades, pour une vie aventureuse et déréglée. Elle ne voyait son mari que deux ou trois jours par an ; et, même quand il était là, quand ils vivaient ensemble, quelle était sa vie ? Elle avait à supporter des injures, et jusqu’à des coups, ne recevant que des caresses rares et dédaigneuses. La femme était une créature étrange et déplacée dans ce ramas d’aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement, sans plaisirs ; ses belles joues fraîches, ses blanches épaules se fanèrent dans la solitude, et se couvrirent de rides prématurées. Tout ce qu’il y a d’amour, de tendresse, de passion dans la femme, se concentra chez elle en amour maternel.
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