Mais si vous croyez que Tartarin avait peur,
pas plus ! À peine le petit frisson à fleur de peau du
franc-maçon novice auquel on fait subir les premières épreuves. Il
se posait très exactement dans les trous creusés par le guide de
tête, faisait tout ce qu’il lui voyait faire, aussi tranquille que
dans le jardin du baobab lorsqu’il s’exerçait autour de la
margelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment la crête
devint si étroite qu’il fallut se mettre à califourchon, et,
pendant qu’ils allaient lentement, s’aidant des mains, une
formidable détonation retentit à droite, au-dessous d’eux,
« Avalanche ! » dit Inebnit, immobile tant que dura
la répercussion des échos, nombreuse, grandiose à remplir le ciel,
et terminée par un long roulement de foudre qui s’éloigne ou qui
tombe en détonations perdues. Après, le silence s’étala de nouveau,
couvrit tout comme un suaire.
L’arête franchie, ils s’engagèrent sur un névé
de pente assez douce, mais d’une longueur interminable. Ils
grimpaient depuis plus d’une heure, quand une mince ligne rose
commença à marquer les cimes, là-haut, bien haut sur leurs têtes.
C’était le matin qui s’annonçait.
En bon Méridional ennemi de l’ombre, Tartarin
entonnait son chant d’allégresse :
Grand souleu de la Provenço
Gai compaire dou mistrau…[5]
Une brusque secouée de la corde par devant et
par derrière l’arrêta net au milieu de son couplet.
« Chut !… chut !… » faisait Inebnit montrant du
bout de son piolet la ligne menaçante des séracs gigantesques et
tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secousse
pouvait déterminer l’éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quoi
s’en tenir ; ce n’est pas à lui qu’il fallait pousser de
pareilles bourdes, et, d’une voix retentissante, il
reprit :
Tu qu’escoulès la Duranço
Commo un flot dè vin de Crau.[6]
Les guides, voyant qu’ils n’auraient pas
raison de l’enragé chanteur, firent un grand détour pour s’éloigner
des séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevasse
qu’éclairait en profondeur, sur les parois d’un vert glauque, le
furtif et premier rayon du jour. Ce qu’on appelle un « pont de
neige » la surmontait, si mince, si fragile, qu’au premier pas
il s’éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant le
premier guide et Tartarin suspendus à la corde que Rodolphe
Kaufmann, le guide d’arrière, se trouvait seul à soutenir,
cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son piolet
profondément enfoncé dans la glace. Mais s’il pouvait retenir les
deux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les en
retirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les muscles
tendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s’y passait.
D’abord abasourdi par la chute, aveuglé de
neige, Tartarin s’était agité une minute des bras et des jambes en
d’inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redressé
au moyen de la corde, il pendait sur l’abîme, le nez à cette paroi
de glace que lissait son haleine, dans la posture d’un plombier en
train de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de
lui pâlir le ciel, s’effacer les dernières étoiles, au-dessous
s’approfondir le gouffre en d’opaques ténèbres d’où montait un
souffle froid.
Tout de même, le premier étourdissement passé,
il retrouva son aplomb, sa belle humeur.
« Eh ! là-haut, père Kaufmann, ne
nous laissez pas moisir ici, qué ! il y a des
courants d’air, et puis cette sacrée corde nous coupe les
reins. »
Kaufmann n’aurait su répondre ; desserrer
les dents, c’eût été perdre sa force. Mais Inebnit criait du
fond :
« Mossié !…, Mossié !…
piolet… » car le sien s’était perdu dans la chute, et le lourd
instrument passé des mains de Tartarin dans celles du guide,
difficilement à cause de la distance qui séparait les deux pendus,
le montagnard s’en servit pour entailler la glace devant lui
d’encoches où cramponner ses pieds et ses mains.
Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié,
Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculée, des précautions
infinies, commença à tirer vers lui le président dont la casquette
tarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit reprit
pied à son tour, et les deux montagnards se retrouvèrent avec
l’effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez ces
gens d’élocution difficile ; ils étaient émus, tout tremblants
de l’effort, Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pour
raffermir leurs jambes. Lui paraissait dispos et calme, et tout en
se secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez des
guides ébahis.
« Brav… brav… Franzose… » disait
Kaufmann lui tapant sur l’épaule ; et Tartarin avec son beau
rire :
« Farceur, je savais bien qu’il n’y avait
pas de danger… »
De mémoire de guide, on n’avait vu un
alpiniste pareil.
Ils se remirent en route, grimpant à pic une
sorte de mur de glace gigantesque de six à huit cents mètres où
l’on creusait les degrés mesure, ce qui prenait beaucoup de temps.
L’homme de Tarascon commençait à se sentir à bout de forces sous le
brillant soleil que réverbérait toute la blancheur du paysage,
d’autant plus fatigante pour ses yeux qu’il avait laissé ses
lunettes dans le gouffre.
Bientôt une affreuse défaillance le saisit, ce
mal des montagnes qui produit les mêmes effets que le mal de mer.
Éreinté, la tête vide, les jambes molles, il manquait les pas et
ses guides durent l’empoigner, chacun d’un côté, comme la veille,
le soutenant, le hissant jusqu’en haut du mur de glace. Alors cent
mètres à peine les séparaient du sommet de la Jungfrau ; mais,
quoique la neige se fit dure et résistante, le chemin plus facile,
cette dernière étape leur prit un temps interminable, la fatigue et
la suffocation du P. C. A. augmentant toujours.
Tout à coup les montagnards le lâchèrent et,
agitant leurs chapeaux, se mirent à yodler avec transport.
On était arrivé. Ce point dans l’espace immaculé, cette crête
blanche un peu arrondie, c’était le but, et pour le bon Tartarin la
fin de la torpeur somnambulique dans laquelle il vaguait depuis une
heure.
« Scheideck !
Scheideck ! » criaient les guides lui montrant tout en
bas, bien loin, sur un plateau de verdure émergeant des brumes de
la vallée, l’hôtel Bellevue guère plus gros qu’un dé à jouer.
De là jusque vers eux s’étalait un panorama
admirable, une montée de champs de neige dorés, orangés par le
soleil, ou d’un bleu profond et froid, un amoncellement de glaces
bizarrement structurées en tours, en flèches, en aiguilles, arêtes,
bosses gigantesques, à croire que dormait dessous le mastodonte ou
le mégathérium disparus. Toutes les teintes du prisme s’y jouaient,
s’y rejoignaient dans le lit de vastes glaciers roulant leurs
cascades immobiles, croisées avec d’autres petits torrents figés
dont l’ardeur du soleil liquéfiait les surfaces plus brillantes et
plus unies. Mais à la grande hauteur, cet étincellement se calmait,
une lumière flottait, écliptique et froide, qui faisait frissonner
Tartarin autant que la sensation de silence et de solitude de tout
ce blanc désert aux replis mystérieux.
Un peu de fumée, de sourdes détonations
montèrent de l’hôtel. On les avait vus, on tirait le canon en leur
honneur, et la pensée qu’on le regardait, que ses alpinistes
étaient là, les misses, Riz et Pruneaux illustres, avec leurs
lorgnettes braquées, rappela Tartarin à la grandeur de sa mission.
Il t’arracha des mains du guide, ô bannière tarasconnaise, te fit
flotter deux ou trois fois ; puis, enfonçant son piolet dans
la neige, s’assit sur le fer de la pioche, bannière au poing,
superbe, face au public. Et, sans qu’il s’en aperçût, par une de
ces répercussions spectrales fréquentes aux cimes, pris entre le
soleil et les brumes qui s’élevaient derrière lui, un Tartarin
gigantesque se dessina dans le ciel, élargi et trapu, la barbe
hérissée hors du passe-montagne, pareil à un de ces dieux
Scandinaves que la légende se figure trônant au milieu des
nuages.
XI
ROUTE POUR TARASCON ! – LE LAC DE GENÈVE. – TARTARIN
PROPOSE UNE VISITE AU CACHOT DE BONNIVARD. – COURT DIALOGUE AU
MILIEU DES ROSES. – TOUTE LA BANDE SOUS LES VERROUS. – L’INFORTUNÉ
BONNIVARD. – OÙ SE RETROUVE UNE CERTAINE CORDE FABRIQUÉE EN
AVIGNON.
À la suite de l’ascension, le nez de Tartarin
pela, bourgeonna, ses joues se craquelèrent. Il resta chambré
pendant cinq jours à l’hôtel Bellevue. Cinq jours de compresses, de
pommades, dont il trompait la fadeur gluante et l’ennui en faisant
des parties de quadrette avec les délégués ou leur dictant un long
récit détaillé, circonstancié, de son expédition, pour être lu en
séance, au Club des Alpines, et publié dans le Forum ; puis,
lorsque la courbature générale eut disparu et qu’il ne resta plus
sur le noble visage du P. C. A.
1 comment