N’était-ce donc rien que raconter au retour qu’ils avaient vu le cachot de Bonnivard, inscrit leurs noms sur des murailles historiques à côté des signatures de Rousseau, de Byron, Victor Hugo, George Sand, Eugène Sue. Tout à coup, au milieu de sa tirade, le président s’interrompit, changea de couleur… Il venait de voir passer une petite toque sur des cheveux blonds en torsade… Sans même arrêter l’omnibus ralenti par la montée, il s’élança, criant : « Rendez-vous à l’hôtel… » aux alpinistes stupéfaits.

« Sonia !… Sonia !… »

Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tant elle se pressait, sa fine silhouette en ombre sur le murtin de la route. Elle se retourna, l’attendit : « Ah ! c’est vous… » Et sitôt le serrement de mains, elle se remit à marcher. Il prit le pas à côté d’elle, essoufflé, s’excusant de l’avoir quittée d’une façon si brusque… l’arrivée de ses amis… la nécessité de l’ascension dont sa figure portait encore les traces… Elle l’écoutait sans rien dire, sans le regarder, pressant le pas, l’œil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait pâlie, les traits déveloutés de leur candeur enfantine, avec quelque chose de dur, de résolu, qui, jusqu’ici, n’avait existé que dans sa voix, sa volonté impérieuse ; mais toujours sa grâce juvénile, sa chevelure en or frisé.

« Et Boris, comment va-t-il ? » demanda Tartarin un peu gêné par ce silence, cette froideur qui le gagnait.

« Boris ?… » Elle tressaillit : « Ah ! oui, c’est vrai, vous ne savez pas… Eh bien ! venez, venez… »

Ils suivaient une ruelle de campagne bordée de vignes en pente jusqu’au lac, et de villas, de jardins sablés, élégants, les terrasses chargées de vigne vierge, fleuries de roses, de pétunias et de myrtes en caisses. De loin en loin ils croisaient quelque visage étranger, aux traits creusés, au regard morne, la démarche lente et malade, comme on en rencontre à Menton, à Monaco ; seulement, là-bas, la lumière dévore tout, absorbe tout, tandis que sous ce ciel nuageux et bas, la souffrance se voyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus fraîches.

« Entrez… » dit Sonia poussant la grille sous un fronton de maçonnerie blanche marqué de caractères russes en lettres d’or.

Tartarin ne comprit pas d’abord où il se trouvait. Un petit jardin aux allées soignées, cailloutées, plein de rosiers grimpants jetés entre des arbres verts, de grands bouquets de roses jaunes et blanches remplissant l’espace étroit de leur arôme et de leur lumière. Dans ces guirlandes, cette floraison merveilleuse, quelques dalles debout ou couchées, avec des dates, des noms, celui-ci tout neuf incrusté sur la pierre :

« Boris de Wassilief, 22 ans. »

Il était là depuis quelques jours, mort presque aussitôt leur arrivée à Montreux ; et, dans ce cimetière des étrangers, il retrouvait un peu la patrie parmi les Russes, Polonais, Suédois enterrés sous les fleurs, poitrinaires des pays froids qu’on expédie dans cette Nice du Nord, parce que le soleil du Midi serait trop violent pour eux et la transition trop brusque.

Ils restèrent un moment immobiles et muets, devant cette blancheur de la dalle neuve sur le noir de la terre fraîchement retournée ; la jeune fille, la tête inclinée, respirait les roses foisonnantes, y calmant ses yeux rougis.

« Pauvre petite !… » dit Tartarin ému, et, prenant dans ses fortes mains rudes le bout des doigts de Sonia : « Et vous, maintenant, qu’allez-vous devenir ? »

Elle le regarda bien en face avec des yeux brillants et secs où ne tremblait plus une larme :

« Moi, je pars dans une heure.

– Vous partez ?

– Bolidine est déjà à Pétersbourg… Manilof m’attend pour passer la frontière… je rentre dans la fournaise. On entendra parler de nous. »

Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire, plantant son regard bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, se dérobait : « Qui m’aime me suive ! »

Ah ! vaï, la suivre. Cette exaltée lui faisait bien trop peur ! Puis ce décor funèbre avait refroidi son amour. Il s’agissait cependant de ne pas fuir comme un pleutre. Et, la main sur le cœur, en un geste d’Abencérage, le héros commença : « Vous me connaissez, Sonia… »

Elle ne voulut pas en savoir davantage.

« Bavard !… » fit-elle avec un haussement d’épaules. Et elle s’en alla, droite et fière, entre les buissons de roses, sans se retourner une fois… Bavard !…pas un mot de plus, mais l’intonation était si méprisante que le bon Tartarin en rougit jusque sous sa barbe et s’assura qu’ils étaient bien seuls dans le jardin, que personne n’avait entendu.

Chez notre Tarasconnais, heureusement, les impressions ne duraient guère. Cinq minutes après, il remontait les terrasses de Montreux d’un pas allègre, en quête de la pension Müller où ses alpinistes devaient l’attendre pour déjeuner, et toute sa personne respirait un vrai soulagement, la joie d’en avoir fini avec cette liaison dangereuse. En marchant, il soulignait d’énergiques hochements de tête les éloquentes explications que Sonia n’avait pas voulu entendre et qu’il se donnait à lui-même mentalement : Bé, oui, certainement le despotisme… Il ne disait pas non… mais passer de l’idée à l’action, boufre !… Et puis, en voilà un métier de tirer sur les despotes ! Mais si tous les peuples opprimés s’adressaient à lui, comme les Arabes à Bombonnel lorsqu’une panthère rôde autour du douar, il n’y pourrait jamais suffire, allons !

Une voiture de louage venant à fond de train coupa brusquement son monologue. Il n’eut que le temps de sauter sur le trottoir. « Prends donc garde, animal ! » Mais son cri de colère se changea aussitôt en exclamations stupéfaites : « Quès aco !… Bou-diou !… Pas possible !… » Je vous donne en mille de deviner ce qu’il venait de voir dans ce vieux landeau. La délégation, la délégation au grand complet. Bravida, Pascalon, Excourbaniès, empilés sur la banquette du fond, pâles, défaits, égarés, sortant d’une lutte, et deux gendarmes en face, le mousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets dans le cadre étroit de la portière, tenaient du mauvais rêve ; et debout, cloué comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy, Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derrière lequel s’acharnait une volée d’écoliers sortant de classe, leurs cartables sur le dos, lorsque quelqu’un cria à ses oreilles : « Et de quatre !… » En même temps, empoigné, garrotté, ligotté on le hissait son tour dans un « locati » avec des gendarmes, dont un officier armé de sa latte gigantesque qu’il tenait toute droite entre ses jambes, la poignée touchant le haut de la voiture.

Tartarin voulait parler, s’expliquer. Évidemment il devait y avoir quelque méprise… Il dit son nom, sa patrie, se réclama de son consul, d’un marchand de miel suisse nommé Ichener qu’il avait connu en foire de Beaucaire. Puis, devant le mutisme persistant de ses gardes, il crut à un nouveau truc de la féerie de Bompard, et s’adressant à l’officier d’un air malin : « C’est pour rire, qué !… ah ! vaï, farceur, je sais bien que c’est pour rire.

– Pas un mot, ou je vous bâillonne… » dit l’officier roulant des yeux terribles, à croire qu’il allait passer le prisonnier au fil de sa latte.

L’autre se tint coi, ne bougea plus, regardant se dérouler à la portière des bouts de lacs, de hautes montagnes d’un vert humide, des hôtels aux toitures variées, aux enseignes dorées visibles d’une lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, un va-et-vient de hottes et de bourriches ; comme au Rigi encore, un petit chemin de fer cocasse, un dangereux jouet mécanique qui se cramponnait à pic jusqu’à Glion, et, pour compléter la ressemblance avec « Regina montium », une pluie rayante et battante, un échange d’eau et de brouillards du ciel au Léman et du Léman au ciel, les nuages touchant les vagues.

La voiture roula sur un pont-levis entre des petites boutiques de chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes de poche, franchit une poterne basse et s’arrêta dans la cour d’un vieux donjon, mangée d’herbe, flanquée de tours rondes à poivrières, à moucharabis noirs soutenus par des poutrelles. Où était-il ? Tartarin le comprit en entendant l’officier de gendarmerie discuter avec le concierge du château, un gros homme en bonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillées.

« Au secret, au secret… mais je n’ai plus de place, les autres ont tout pris… À moins de le mettre dans le cachot de Bonnivard ?

– Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c’est bien assez bon pour lui… » commanda le capitaine, et il fut fait comme il avait dit.

Ce château de Chillon, dont le P. C. A. ne cessait de parler depuis deux jours à ses chers alpinistes, et dans lequel, par une ironie de la destinée, il se trouvait brusquement incarcéré sans savoir pourquoi, est un des monuments historiques les plus visités de toute la Suisse. Après avoir servi de résidence d’été aux comtes de Savoie, puis de prison d’État, de dépôt d’armes et de munitions, il n’est plus aujourd’hui qu’un prétexte à excursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laissé cependant un poste de gendarmerie et un « violon » pour les ivrognes et les mauvais garçons du pays ; mais ils sont si rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujours vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour l’hiver. Aussi l’arrivée de tous ces prisonniers l’avait mis de fort méchante humeur, l’idée surtout qu’il n’allait plus pouvoir faire visiter le célèbre cachot, à cette époque de l’année le plus sérieux profit de la place.

Furieux, il montrait la route à Tartarin, qui suivait, sans le courage de la moindre résistance. Quelques marches branlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte épaisse comme un mur, avec des gonds énormes, et ils se trouvèrent dans un vaste souterrain voûté, au sol battu, aux lourds piliers romains où restent scellés des anneaux de fer enchaînant jadis les prisonniers d’État. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitement du lac à travers d’étroites meurtrières qui ne laissaient voir qu’un peu de ciel.

« Vous voilà chez vous, dit le geôlier… Surtout, n’allez pas dans le fond, il y a les oubliettes ! »

Tartarin recula épouvanté :

« Les oubliettes, Boudiou !…

– Qu’est-ce que vous voulez, mon garçon !… On m’a commandé de vous mettre dans le cachot de Bonnivard… Je vous mets dans le cachot de Bonnivard… Maintenant, si vous avez des moyens, on pourra vous fournir quelques douceurs, par exemple une couverture et un matelas pour la nuit.

– D’abord, à manger ! » dit Tartarin, à qui, fort heureusement, on n’avait pas ôté sa bourse.

Le concierge revint avec un pain frais, de la bière, un cervelas, dévorés avidement par le nouveau prisonnier de Chillon, à jeun depuis la veille, creusé de fatigues et d’émotions. Pendant qu’il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur du soupirail, le geôlier l’examinait d’un œil bonasse.

« Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce que vous avez fait ni pourquoi l’on vous traite si sévèrement…

– Eh ! coquin de sort, moi non plus, je ne sais rien, fit Tartarin la bouche pleine.

– Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous n’avez pas l’air d’un mauvais homme, et, certainement, vous ne voudriez pas empêcher un pauvre père de famille de gagner sa vie, n’est ce pas ?… Eh ben, voilà !… J’ai là-haut toute une société venue pour visiter le cachot de Bonnivard… Si vous vouliez me promettre de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de vous sauver… »

Le bon Tartarin s’y engagea par serment, et cinq minutes après, il voyait son cachot envahi par ses anciennes connaissances du Rigi-Kulm et de la Tellsplatte, l’âne bâté Schwanthaler, l’ineptissimus Astier-Réhu, le membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum ! hum !…), tous les voyageurs du circulaire Cook.