Puis au fond, devant le piano, la silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitaines posées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets jaunis…

Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dans une polka de sa composition qu’il recommençait toujours au même motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s’était endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, berçant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croûte de vol-au-vent qu’affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur.

L’arrivée de l’Alpiniste ne les réveilla pas, et lui-même s’écroulait sur un divan, envahi par ce découragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux éclatèrent dans le vestibule, où trois « musicos », harpe, flûte, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battant les jambes, qui courent les hôtelleries suisses, venaient d’installer leurs instruments. Dès les premières notes, notre homme se dressa, galvanisé.

« Zou ! bravo !… En avant musique ! »

Et le voilà courant, ouvrant les portes grandes, faisant fête aux musiciens, qu’il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tête, roule les yeux, esquisse des pas, à la grande stupéfaction des touristes accourus de tous côtés au tapage. Puis brusquement, sur l’attaque d’une valse de Strauss que les musicos allumés enlèvent avec la furie de vrais tziganes, l’Alpiniste, apercevant à l’entrée du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espiègles, restés jeunes sous ses cheveux gris tout poudrés, s’élance, lui prend la taille, l’entraîne en criant aux autres : « Eh ! allez donc !… valsez donc ! »

L’élan est donné, tout l’hôtel dégèle et tourbillonne, emporté. On danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c’est ce diable d’homme qui leur a mis à tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essoufflé au bout de quelques tours ; mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d’une vieille Anglaise, et sur l’austère Astier-Réhu la plus fringante des Péruviennes. La résistance est impossible. Il se dégage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soulèvent, vous allègent. Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus de haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bientôt la folie gagne, se communique aux étages, et, dans l’énorme baie de l’escalier, on voit jusqu’au sixième tourner sur les paliers, avec la raideur d’automates devant un chalet à musique, les jupes lourdes et colorées des Suissesses de service.

Ah ! le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire grincer les fils du télégraphe et tourbillonner la neige en spirales sur la cime déserte. Ici l’on a chaud, l’on est bien, en voilà pour toute la nuit.

« Différemment, je vais me coucher, moi… » se dit en lui-même le bon Alpiniste, homme de précaution, et d’un pays où tout le monde s’emballe et se déballe encore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, se dissimule pour échapper à la maman Schwanthaler qui, depuis leur tour de valse, le cherche, s’accroche à lui, voudrait toujours « ballir »… « dantsir »…

Il prend la clef, son bougeoir ; puis au premier étage s’arrête une minute pour jouir de son œuvre, regarder ce tas d’empalés qu’il a forcés à s’amuser, à se dégourdir.

Une Suissesse s’approche, toute haletante de sa valse interrompue, lui présente une plume et le registre de l’hôtel :

« Si j’oserais demander à mossié de vouloir bien signer son nom… »

Il hésite un instant. Faut-il, ne faut-il pas conserver l’incognito ?

Après tout, qu’importe ! En supposant que la nouvelle de sa présence au Rigi arrive là-bas, nul ne saura ce qu’il est venu faire en Suisse.

Et puis ce sera si drôle, demain matin, la stupeur de tous ces « Inglichemans » quand ils apprendront… Car cette fille ne pourra pas s’en taire… Quelle surprise par tout l’hôtel, quel éblouissement !…

« Comment ? C’était lui… Lui !… »

Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapides et vibrantes comme les coups d’archet de l’orchestre. Il prit la plume et d’une main négligente, au-dessous d’Astier-Réhu, de Schwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les éclipsait tous, son nom ; puis monta vers sa chambre, sans même se retourner pour voir l’effet dont il était sûr.

Derrière lui la Suissesse regarda,

TARTARIN DE TARASCON

et au-dessous :

P. C. A.

Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas éblouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Elle n’avait jamais entendu parler de « Dardarin ».

Sauvage, raì !

II

 

TARASCON, CINQ MINUTES D’ARRÊT. – LE CLUB DES ALPINES. – EXPLICATION DU P.C.A. – LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX. – CECI EST MON TESTAMENT. – LE SIROP DE CADAVRE. – PREMIÈRE ASCENSION. – TARTARIN TIRE SES LUNETTES.

 

Quand ce nom de « Tarascon » sonne en fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleu vibrant et limpide du ciel provençal, des têtes curieuses se montrent à toutes les portières de l’express, et de wagon en wagon les voyageurs se disent : « Ah ! voilà Tarascon… Voyons un peu Tarascon. »

Ce qu’on en voit n’a pourtant rien que de fort ordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, des toits, un pont sur le Rhône. Mais le soleil tarasconnais et ses prodigieux effets de mirage, si féconds en surprises, en inventions, en cocasseries délirantes ; ce joyeux petit peuple, pas plus gros qu’un pois chiche, qui reflète et résume les instincts de tout le Midi français, vivant, remuant, bavard, exagéré, comique, impressionnable, c’est là ce que les gens de l’express guettent au passage et ce qui fait la popularité de l’endroit.

En des pages mémorables que la modestie l’empêche de rappeler plus explicitement, l’historiographe de Tarascon a jadis essayé de dépeindre les jours heureux de la petite ville menant sa vie de cercle, chantant ses romances – chacun la sienne, – et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses à la casquette[2].