Vieux garçon,
vivant avec sa mère qu’il n’avait jamais quittée, il était d’une
douceur, d’une timidité de demoiselle, contrastant étrangement avec
son teint basané, ses lèvres lippues, son grand nez en croc sur une
moustache éployée, une tête de forban algérien d’avant la conquête.
Ces antithèses sont fréquentes Tarascon où les têtes ont trop de
caractère, romaines, sarrazines, têtes d’expression des modèles de
dessin, déplacées en des métiers bourgeois et des mœurs
ultra-pacifiques de petite ville.
C’est ainsi qu’Excourbaniès, qui a l’air d’un
conquistador compagnon de Pizarre, vend de la mercerie, roule des
yeux flamboyants pour débiter deux sous de fil, et que Bézuquet,
étiquetant la réglisse sanguinède et le sirupus gummi,
ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.
Quand les volets furent mis, assurés de
boulons de fer et de barres transversales : « Écoutez,
Ferdinand… » dit Tartarin, qui appelait volontiers les gens
par leur prénom ; et il se déborda, vida son cœur gros de
rancunes contre l’ingratitude de ses compatriotes, raconta les
basses manœuvres de la « Jambe de coq », le tour qu’on
voulait lui jouer aux prochaines élections, et la façon dont il
comptait parer la botte. Avant tout, il fallait tenir la chose très
secrète, ne la révéler qu’au moment précis où elle déciderait
peut-être du succès, à moins qu’un accident toujours à prévoir, une
de ces affreuses catastrophes… « Eh ! coquin de sort,
Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu’on
parle. »
C’était un des tics du pharmacien. Peu bavard
de sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valait
la confidence du président, ses grosses lèvres toujours en O
gardaient l’habitude d’un perpétuel sifflotement qui semblait rire
au nez du monde, même dans l’entretien le plus grave.
Et pendant que le héros faisait allusion à sa
mort possible, disait en posant sur le comptoir un large pli
cacheté :
« Mes dernières volontés sont là,
Bézuquet, c’est vous que j’ai choisi pour exécuteur
testamentaire…
– Hu… hu… hu… » sifflotait le pharmacien
emporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant la
grandeur de son rôle.
Puis, l’heure du départ étant proche, il
voulut boire à l’entreprise « quelque chose de bon,
qué ?… » un verre d’élixir de Garus.
Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il se
souvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu la
réveiller, dire qui était là. On remplaça l’élixir par un verre de
sirop de Calabre, boisson d’été, modeste et inoffensive,
dont Bézuquet est l’inventeur et qu’il annonce dans le
Forum sous cette rubrique : « Sirop de
Calabre, dix sols la bouteille, verre compris ».
« Sirop de cadavre, vers compris », disait
l’infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; du
reste, cet affreux jeu de mots n’a fait que servir à la vente et
les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.
Les libations faites, quelques derniers mots
échangés, ils s’étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustache
où roulaient de grosses larmes.
« Adieu, au mouain… » dit
Tartarin d’un ton brusque, sentant qu’il allait pleurer
aussi ; et comme l’auvent de la porte était mis, le héros dut
sortir de la pharmacie à quatre pattes.
C’étaient les épreuves du voyage qui
commençaient.
Trois jours après, il débarquait à Vitznau, au
pied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d’entraînement, le
Rigi l’avait tenté à cause de sa petite altitude (1.800 mètres
environ dix fois le Mont-Terrible, la plus haute des
Alpines !) et aussi à cause du splendide panorama qu’on
découvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignées, blanches
et roses, autour des lacs, attendant que l’ascensionniste fasse son
choix, jette son piolet sur l’une d’elles.
Certain d’être reconnu en route, et peut-être
suivi, car c’était sa faiblesse de croire que par toute la France
il était aussi célèbre et populaire qu’à Tarascon, il avait fait un
grand détour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu’après la
frontière. Bien lui en prit : jamais tout son armement
n’aurait pu tenir dans un wagon français.
Mais si commodes que soient les compartiments
suisses, l’Alpiniste, empêtré d’ustensiles dont il n’avait pas
encore l’habitude, écrasait des orteils avec la pointe de son
alpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer,
et partout où il entrait, dans les gares, les salons d’hôtel et de
paquebot, excitait autant d’étonnements que de malédictions, de
reculs, de regards de colère qu’il ne s’expliquait pas et dont
souffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l’achever,
un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante.
Il pleuvait à Bâle sur les petites maisons
blanches lavées et relavées par la main des servantes et l’eau du
ciel ; il pleuvait à Lucerne sur le quai d’embarquement où les
malles, les colis semblaient sauvés d’un naufrage, et quand il
arriva à la station de Vitznau, au bord du lac des Quatre-Cantons,
c’était le même déluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchées
de nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient le long des
roches, des cascades en humide poussière, des égouttements de
toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais le
Tarasconnais n’avait vu tant d’eau.
Il entra dans une auberge, se fit servir un
café au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu’il
eût encore savourée dans le voyage ; puis une fois restauré,
sa barbe empoissée de miel nettoyée d’un coin de serviette, il se
disposa à tenter sa première ascension.
« Et autrement, demanda-t-il pendant
qu’il chargeait son sac, combien de temps faut-il pour monter au
Rigi ?
– Une heure, une heure et quart,
monsieur ; mais dépêchez-vous, le train part dans cinq
minutes.
– Un train pour le Rigi !… vous
badinez ! »
Par la fenêtre à vitraux de plomb de
l’auberge, on le lui montra qui partait. Deux grands wagons
couverts, sans vasistas, poussés par une locomotive à cheminée
courte et ventrue en forme de marmite, un monstrueux insecte
agrippé à la montagne et s’essoufflant à grimper ses pentes
vertigineuses.
Les deux Tartarin, garenne et choux, se
révoltèrent en même temps l’idée de monter dans cette hideuse
mécanique. L’un trouvait ridicule cette façon de grimper les Alpes
en ascenseur ; quant à l’autre, ces ponts aériens que
traversait la voie avec la perspective d’une chute de mille mètres
au moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes de
réflexions lamentables que justifiait la présence du petit
cimetière de Vitznau, dont les tombes blanches se serraient, tout
au bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d’un
lavoir.
Évidemment ce cimetière est là par précaution,
et pour qu’en cas d’accident les voyageurs se trouvent tout
portés.
« Allons-y de mon pied, se dit le
vaillant Tarasconnais, ça m’exercera…
zou ! »
Et le voilà parti, tout préoccupé de la
manœuvre de son alpenstock en présence du personnel de l’auberge
accouru sur la porte et lui criant pour sa route des indications
qu’il n’écoutait pas. Il suivit d’abord un chemin montant, pavé de
gros cailloux inégaux et pointus comme une ruelle du Midi, et bordé
de rigoles en sapin pour l’écoulement des eaux de pluie.
À droite et à gauche, de grands vergers, des
prairies grasses et humides traversées de ces mêmes canaux
d’irrigation en troncs d’arbres. Cela faisait un long clapotis du
haut en bas de la montagne, et chaque fois que le piolet de
l’Alpiniste accrochait au passage les branches basses d’un chêne ou
d’un noyer, sa casquette crépitait comme sous une pomme
d’arrosoir.
« Diou ! que
d’eau ! » soupirait l’homme du Midi. Mais ce fut bien pis
quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dut
barboter à même le torrent, sauter d’une pierre à l’autre pour ne
pas tremper ses guêtres. Puis l’ondée s’en mêla, pénétrante,
continue, semblant froidir à mesure qu’il montait. Quand il
s’arrêtait pour reprendre haleine, il n’entendait plus qu’un vaste
bruit d’eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournant
les nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verre
au travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme des
joujoux frais vernissés.
Des hommes, des enfants passaient près de lui
la tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanc
contenant des provisions pour quelque villa ou pension dont les
balcons découpés s’apercevaient mi-côte.
« Rigi-Kulm ? » demandait Tartarin pour s’assurer
qu’il était bien dans la direction ; mais son équipement
extraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui lui
masquait la figure, jetaient l’effroi sur sa route, et tous,
ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.
Bientôt ces rencontres devinrent rares ;
le dernier être humain qu’il aperçut était une vieille qui lavait
son linge dans un tronc d’arbre, à l’abri d’un énorme parapluie
rouge planté en terre.
« Rigi-Kulm ? » demanda
l’Alpiniste.
La vieille leva vers lui une face idiote et
terreuse, avec un goitre qui lui ballait dans le cou, aussi gros
que la sonnaille rustique d’une vache suisse : puis, après
l’avoir longuement regardé, elle fut prise d’un rire inextinguible
qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, bridait de rides ses
petits yeux, et chaque fois qu’elle les rouvrait, la vue de
Tartarin planté, devant elle, le piolet sur l’épaule, semblait
redoubler sa joie.
« Tron de l’air ! gronda le
Tarasconnais, elle a de la chance d’être femme… » et, tout
bouffant de colère, il continua sa route, s’égara dans une
sapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.
Au delà, le paysage avait changé. Plus de
sentiers, d’arbres ni de pâturages. Des pentes mornes dénudées, de
grands éboulis de roche qu’il escaladait sur les genoux de peur de
tomber ; des fondrières pleines d’une boue jaune qu’il
traversait lentement, tâtant devant lui avec l’alpenstock, levant
le pied comme un rémouleur. À chaque instant, il regardait la
boussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soit
l’altitude ou les variations de la température, l’aiguille semblait
affolée. Et nul moyen de s’orienter avec l’épais brouillard jaune
empêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d’un verglas
fourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plus
difficile.
Tout à coup il s’arrêta, le sol blanchissait
vaguement devant lui…
Gare les yeux !…
Il arrivait dans la région des neiges…
Tout de suite il tira ses lunettes de leur
étui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peu
ému, fier tout de même, il sembla à Tartarin que, d’un bond, il
s’était élevé de 1.000 mètres vers les cimes et les grands
dangers.
Il n’avança plus qu’avec précaution, rêvant
des crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dans
le fond de son cœur, maudissant les gens de l’auberge qui lui
avaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait,
peut-être s’était-il trompé de montagne ! Plus de six heures
qu’il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures. Le
vent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neige
dans la brume crépusculaire.
La nuit allait le surprendre. Où trouver une
hutte, seulement l’avancée d’une roche pour s’abriter ? Et
tout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage et
nu, une espèce de chalet en bois, bandé d’une pancarte aux lettres
énormes qu’il déchiffra péniblement : « PHO…TO…GRA…PHIE
DU RI…GI…KULM ». En même temps, l’immense hôtel aux trois
cents fenêtres lui apparaissait un peu plus loin entre les
lampadaires de fête qui s’allumaient dans le brouillard.
III
UNE ALERTE SUR LE RIGI. – DU SANG-FROID ! DU
SANG-FROID ! – LE COR DES ALPES. – CE QUE TARTARIN TROUVE À SA
GLACE EN SE RÉVEILLANT. – PERPLEXITÉ. – ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE
TÉLÉPHONE.
« Quès aco ?… Qui
vive ?… » fit le Tarasconnais l’oreille tendue, les yeux
écarquillés dans les ténèbres.
Des pas couraient par tout l’hôtel, avec des
claquements de portes, des souffles haletants, des cris :
« Dépêchez-vous ! » tandis qu’au dehors sonnaient
comme des appels de trompe et que de brusques montées de flammes
illuminaient vitres et rideaux.
Le feu !…
D’un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu,
dégringolant l’escalier où le gaz brûlait encore et que descendait
tout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte,
serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout ce
qui leur était tombé sous la main en se levant.
Tartarin, pour se réconforter lui-même et
rassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculant
tout le monde : « Du sang-froid ! du
sang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche,
éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner la
chair de poule aux plus braves.
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