Eh bien ! que pensez-vous de nous ? Qu’en pensent les Français ? »

Le héros pâlit, rougit. Il ne tenait pas à indisposer par quelques mots imprudents des gens aussi vindicatifs ; d’autre part, comment pactiser avec des assassins ? Il s’en tira par une métaphore :

« Différemment, mademoiselle, vous me disiez tout à l’heure que nous étions de la même confrérie, chasseurs d’hydres et de monstres, de despotes et de carnassiers... C’est donc en confrère de Saint-Hubert que je vais répondre... Mon sentiment est que, même contre les fauves, on doit se servir d’armes loyales... Notre Jules Gérard, fameux tueur de lions, employait des balles explosibles... Moi, je n’admets pas ça et ne l’ai jamais fait... Quand j’allais au lion ou à la panthère, je me plantais devant la bête, face à face, avec une bonne carabine à deux canons, et pan ! pan ! une balle dans chaque œil.

– Dans chaque œil !... fit Sonia.

– Jamais je n’ai manqué mon coup. »

Il affirmait, s’y croyait encore.

La jeune fille le regardait avec une admiration naïve, songeant tout haut :

« C’est bien ce qu’il y aurait de plus sûr. »

Un brusque déchirement de branches, de broussailles, et le fourré s’écarta au-dessus d’eux, si vivement, si félinement, que Tartarin, la tête pleine d’aventures de chasse, aurait pu se croire à l’affût dans le Zaccar. Manilof saute du talus, sans bruit, près de la voiture. Ses petits yeux bridés luisaient dans sa figure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux en oreille de chien ruisselaient de l’eau des branches. Haletant, ses grosses mains courtes et velues appuyées à la portière, il interpella en russe Sonia qui, se tournant vers Tartarin, lui demanda d’une voix brève :

« Votre corde... vite...

– Ma... corde ?... bégaya le héros.

– Vite, vite... on vous la rendra tout à l’heure. »

Sans lui fournir d’autre explication, de ses petits doigts gantés elle l’aidait à se défubler de sa fameuse corde fabriquée en Avignon. Manilof prit le paquet en grognant de joie, regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chat sauvage.

« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’ils vont faire ?... Il a l’air féroce... » murmura Tartarin n’osant dire toute sa pensée.

Féroce, Manilof ! Ah ! comme on voyait bien qu’il ne le connaissait pas. Nul être n’était meilleur, plus doux, plus compatissant ; et comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son ami venant d’exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaire et sautant dans le traîneau qui l’attendait pour la fuite, menaçait le cocher de descendre, coûte que coûte, s’il continuait à frapper, à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.

Tartarin trouvait le trait digne de l’antique ; puis, ayant réfléchi à toutes les vies humaines sacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu’un tremblement de terre ou qu’un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu’on fît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d’un air ingénu :

« Est-il mort beaucoup de monde, dans l’explosion du palais d’hiver ?

– Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Et le seul qui devait mourir a échappé. »

Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si jolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joue d’un rose pâle, Tartarin s’en voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour de l’étrange petite créature.

« Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste, inhumaine ? » Elle lui disait cela de tout près, dans la caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se sentait faiblir.

« Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui suffoque ?

– Sans doute, sans doute... »

La jeune fille, plus pressante à mesure que Tartarin faiblissait :

« Vous parliez de vide à combler tout à l’heure ; ne vous semble-t-il pas qu’il serait plus noble, plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la risquer en tuant des lions ou en escaladant des glaciers ?

– Le fait est... » dit Tartarin grisé, la tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante, qu’elle posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du Rigi-Kulm, quand il lui remettait son soulier. À la fin n’y tenant plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes.

« Écoutez, Sonia », dit-il d’une bonne grosse voix paternelle et familière... « Écoutez, Sonia... »

Un brusque arrêt du landau l’interrompit. On arrivait en haut du Brünig ; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d’un coup de galop, le prochain village où l’on devait déjeuner et relayer. Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l’Italien resta inoccupée.

« Ce monsieur est monté dans les premières voitures », dit Boris au cocher qui s’informait ; et s’adressant à Tartarin dont l’inquiétude était visible :

« Il faudra lui réclamer votre corde ; il a voulu la garder avec lui. »

Là-dessus, nouveaux rires dans le landau et reprise, pour le brave Tartarin des plus atroces perplexités, ne sachant que penser, que croire devant la belle humeur, et la mine ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car l’air de la hauteur s’avivait encore de la vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d’une gentille intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns admirant le héros, Manilof hochant la terre, incrédule.

Le relais !

C’est sur la place d’un grand village, une vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l’enseigne en potence de fer rouillé. La file des voitures s’arrête là, et pendant qu’on dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au premier étage une salle peinte en vert qui sent le moisi, où la table d’hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est soixante, et l’on entend pendant cinq minutes une bousculade effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l’aubergiste qui perd la tête comme si tous les jours à la même heure, la poste ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d’un égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie fantaisiste, où les sous blancs de Suisse comptent pour cinquante centimes.

« Si nous déjeunions dans la voiture ?... » dit Sonia que ce remue-ménage ennuie ; et comme personne n’a le temps de s’occuper d’eux, les jeunes gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid, Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur fourrier c’est encore Tartarin. Certes, l’occasion s’offrait belle pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais, de s’assurer tout au moins si l’Italien avait reparu, mais il n’y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la « petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais débrouillard.

Quand il descend le perron de l’hôtel, grave et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargé d’assiettes, de serviettes, victuailles assorties, champagne suisse au casque doré, Sonia bat des mains, le complimente :

« Mais comment avez-vous fait ?

– Je ne sais pas... on s’en tire, té !... Nous sommes tous comme ça à Tarascon. »

Oh ! les minutes heureuses.