Il rougit, se tint coi dans son assiette, n’en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacrés qu’on lui passait :
« Des pruneaux, encore !... Jamais de la vie ! »
C’en était trop.
Il se fit un grand mouvement de chaises. L’académicien, lord Chipendale ( ?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilités du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.
Les « Riz » presque aussitôt suivirent, en le voyant repousser le second compotier aussi vivement que l’autre.
Ni Riz ni Pruneau !... Quoi alors ?...
Tous se retirèrent ; et c’était glacial ce défilé silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaissés et dédaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l’immense salle à manger flamboyante, en train de faire une trempette à la mode de son pays, courbé sous le dédain universel.
Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque où s’abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d’esprit, de jugement, de bonté. Tous les bossus sont méprisants ; tous les nez tors se froncent et dédaignent quand ils rencontrent un nez droit.
Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques années dépassé la quarantaine, ce « palier du quatrième » où l’homme trouve et ramasse la clef magique qui ouvre la vie jusqu’au fond, en montre la monotone et décevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l’importance de sa mission et du grand nom qu’il portait, l’opinion de ces gens-là ne l’occupait guère. Il n’aurait eu d’ailleurs qu’à se nommer, à crier : « C’est moi... » pour changer en respects aplatis toutes ces lippes hautaines ; mais l’incognito l’amusait.
Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s’ouvrir, se répandre, serrer des mains, s’appuyer familièrement à une épaule, appeler les gens par leurs prénoms. Voilà ce qui l’oppressait au Rigi-Kulm.
Oh ! surtout, ne pas parler.
« J’en aurai la pépie, bien sûr... » se disait le pauvre diable, errant dans l’hôtel, ne sachant que devenir.
Il entra au café, vaste et désert comme un temple en semaine, appela le garçon « mon bon ami », commanda « un moka sans sucre, qué ! » Et le garçon ne demandant pas : « Pourquoi sans sucre ? » l’Alpiniste ajouta vivement : « C’est une habitude que j’ai prise en Algérie, du temps de mes grandes chasses. »
Il allait les raconter, mais l’autre avait fui sur ses escarpins de fantôme pour courir à lord Chipendale affalé de son long sur un divan et criant d’une voix morne : « Tchimppègne ! tchimppègne ! » Le bouchon fit son bruit bête de noce de commande, puis on n’entendit plus rien que les rafales du vent dans la monumentale cheminée et le cliquetis frissonnant de la neige sur les vitres.
Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main, ces centaines de têtes penchées autour des longues tables vertes, sous les réflecteurs. De temps en temps une bâillée, une toux, le froissement d’une feuille déployée, et, planant sur ce calme de salle d’étude, debout et immobiles, le dos au poêle, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de l’histoire officielle, Schwanthaler et Astier-Réhu, qu’une fatalité singulière avait mis en présence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu’ils s’injuriaient, se déchiraient dans des notes explicatives, s’appelaient « Schwanthaler l’âne bâté, vir ineptissimus Astier-Réhu ».
Vous pensez l’accueil que reçut le bienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait si grand-peur ; il se leva, arpenta la salle autant par contenance que pour se réchauffer, ouvrit la bibliothèque. Quelques romans anglais y traînaient, mêlés à de lourdes bibles et à des volumes dépareillés du Club Alpin Suisse ; il en prit un, l’emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser à la porte, le règlement ne permettant pas qu’on promenât la bibliothèque dans les chambres.
Alors, continuant à errer, il entr’ouvrit la porte du billard, où le ténor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. À l’entrée de l’Alpiniste elle s’interrompit, et l’un des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik, d’homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et si férocement que le bon Alpiniste sans demander d’explication, exécuta un demi-tour à droite, prudent et digne.
« Différemment, ils ne sont pas liants, dans le Nord... » dit-il tout haut, et il referma la porte bruyamment pour bien prouver à ce sauvage qu’on n’avait pas peur de lui.
Le salon restait comme dernier refuge ; il y entra... Coquin de sort !... La morgue, bonnes gens ! la morgue du mont Saint-Bernard, où les moines exposent les malheureux ramassés sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laissées, c’était cela le salon de Rigi-Kulm.
Toutes les dames figées, muettes, par groupes sur des divans circulaires, ou bien isolées, tombées çà et là. Toutes les misses immobiles sous les lampes des guéridons, ayant encore aux mains l’album, le magazine, la broderie qu’elles tenaient quand le froid les avait saisies ; et parmi elles les filles du général, les huit petites Péruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en désordre, les rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons de lézard des modes anglaises, pauvres petits pays-chauds qu’on se figurait si bien grimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encore que les autres victimes, faisaient peine à regarder en cet état de mutisme et de congélation. Puis au fond, devant le piano, la silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitaines posées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets jaunis...
Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dans une polka de sa composition qu’il recommençait toujours au même motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s’était endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, berçant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croûte de vol-au-vent qu’affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur.
L’arrivée de l’Alpiniste ne les réveilla pas, et lui-même s’écroulait sur un divan, envahi par ce découragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux éclatèrent dans le vestibule, où trois « musicos », harpe, flûte, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battant les jambes, qui courent les hôtelleries suisses, venaient d’installer leurs instruments. Dès les premières notes, notre homme se dressa, galvanisé.
« Zou ! bravo !... En avant musique ! »
Et le voilà courant, ouvrant les portes grandes, faisant fête aux musiciens, qu’il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tête, roule les yeux, esquisse des pas, à la grande stupéfaction des touristes accourus de tous côtés au tapage. Puis brusquement, sur l’attaque d’une valse de Strauss que les musicos allumés enlèvent avec la furie de vrais tziganes, l’Alpiniste, apercevant à l’entrée du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espiègles, restés jeunes sous ses cheveux gris tout poudrés, s’élance, lui prend la taille, l’entraîne en criant aux autres : « Eh ! allez donc !... valsez donc ! »
L’élan est donné, tout l’hôtel dégèle et tourbillonne, emporté. On danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c’est ce diable d’homme qui leur a mis à tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essoufflé au bout de quelques tours ; mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d’une vieille Anglaise, et sur l’austère Astier-Réhu la plus fringante des Péruviennes. La résistance est impossible. Il se dégage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soulèvent, vous allègent. Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus de haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs.
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