Ils obéissent à des jeux d'aiguilles, et non plus au déroulement de paysages. Au-dehors, les montagnes sont immergées dans les ténèbres, mais ce ne sont plus des montagnes. Ce sont d'invisibles puissances dont il faut calculer l'approche. Le radio, sagement, sous la lampe, note des chiffres, le mécanicien pointe la carte, et le pilote corrige sa route si les montagnes ont dérivé, si les sommets qu'il désirait doubler à gauche se sont déployés en face de lui dans le silence et le secret de préparatifs militaires.
Quant aux radios de veille au sol, ils prennent sagement, sur leurs cahiers, à la même seconde, la même dictée de leur camarade : « Minuit quarante. Route au 230. Tout va bien à bord. »
Ainsi voyage aujourd'hui l'équipage. Il ne sent point qu'il est en mouvement. Il est très loin, comme la nuit en mer, de tout repère. Mais les moteurs remplissent cette chambre éclairée d'un frémissement qui change sa substance. Mais l'heure tourne. Mais il se poursuit dans ces cadrans, dans ces lampes-radio, dans ces aiguilles toute une alchimie invisible. De seconde en seconde, ces gestes secrets, ces mots étouffés, cette attention préparent le miracle. Et, quand l'heure est venue, le pilote, à coup sûr, peut coller son front à la vitre. L'or est né du Néant : il rayonne dans les feux de l'escale.
Et cependant, nous avons tous connu les voyages, où, tout à coup, à la lumière d'un point de vue particulier, à deux heures de l'escale, nous avons ressenti notre éloignement comme nous ne l'eussions pas ressenti aux Indes, et d'où nous n'espérions plus revenir.
Ainsi, lorsque Mermoz, pour la première fois, franchit l'Atlantique Sud en hydravion, il aborda, vers la tombée du jour, la région du Pot-au-Noir. Il vit, en face de lui, se resserrer, de minute en minute, les queues de tornades, comme on voit se bâtir un mur, puis la nuit s'établir sur ces préparatifs, et les dissimuler. Et quand, une heure plus tard, il se faufila sous les nuages, il déboucha dans un royaume fantastique.
Des trombes marines se dressaient là accumulées et en apparence immobiles comme les piliers noirs d'un temple. Elles supportaient, renflées à leurs extrémités, la voûte sombre et basse de la tempête, mais, au travers des déchirures de la voûte, des pans de lumière tombaient, et la pleine lune rayonnait, entre les piliers, sur les dalles froides de la mer. Et Mermoz poursuivit sa route à travers ces ruines inhabitées, obliquant d'un chenal de lumière à l’autre, contournant ces piliers géants où, sans doute, grondait l'ascension de la mer, marchant quatre heures, le long de ces coulées de lune, vers la sortie du temple. Et ce spectacle était si écrasant que Mermoz, une fois le Pot-au-Noir franchi, s'aperçut qu'il n'avait pas eu peur.
Je me souviens aussi de l'une de ces heures où l'on franchit les lisières du monde réel : les relèvements radiogoniométriques communiqués par les escales sahariennes avaient été faux toute cette nuit-là, et nous avaient gravement trompés, le radiotélégraphiste Néri et moi. Lorsque, ayant vu l'eau luire au fond d'une crevasse de brume, je virai brusquement dans la direction de la côte, nous ne pouvions savoir depuis combien de temps nous nous enfoncions vers la haute mer.
Nous n'étions plus certains de rejoindre la côte, car l'essence manquerait peut-être. Mais, la côte une fois rejointe, il nous eût fallu retrouver l'escale. Or, c'était l'heure du coucher de la lune. Sans renseignements angulaires, déjà sourds, nous devenions peu à peu aveugles. La lune achevait de s'éteindre, comme une braise pâle, dans une brume semblable à un banc de neige. Le ciel, au-dessus de nous, à son tour se couvrait de nuages, et nous naviguions désormais entre ces nuages et cette brume, dans un monde vidé de toute lumière et de toute substance.
Les escales qui nous répondaient renonçaient à nous renseigner sur nous-mêmes : « Pas de relèvements… Pas de relèvements… » car notre voix leur parvenait de partout et de nulle part.
Et brusquement, quand nous désespérions déjà, un point brillant se démasqua sur l'horizon, à l'avant gauche. Je ressentis une joie tumultueuse, Néri se pencha vers moi et je l'entendis qui chantait ! Ce ne pouvait être que l'escale, ce ne pouvait être que son phare, car le Sahara, la nuit, s'éteint tout entier et forme un grand territoire mort. La lumière cependant scintilla un peu, puis s'éteignit. Nous avions mis le cap sur une étoile, visible à son coucher, et pour quelques minutes seulement, à l'horizon, entre la couche de brume et les nuages.
Alors, nous vîmes se lever d'autres lumières, et nous mettions, avec une sourde espérance, le cap sur chacune d'elles tour à tour. Et quand le feu se prolongeait, nous tentions l'expérience vitale : « Feu en vue, ordonnait Néri à l'escale de Cisneros, éteignez votre phare et rallumez trois fois. » Cisneros éteignait et rallumait son phare, mais la lumière dure, que nous surveillions, ne clignait pas, incorruptible étoile.
Malgré l'essence qui s'épuisait, nous mordions, chaque fois, aux hameçons d'or, c'était, chaque fois, la vraie lumière d'un phare, c'était, chaque fois, l'escale et la vie, puis il nous fallait changer d'étoile. Dés lors, nous nous sentîmes perdus dans l'espace interplanétaire, parmi cent planètes inaccessibles, à la recherche de la seule planète véritable, de la nôtre, de celle qui, seule, contenait nos paysages familiers, nos maisons amies, nos tendresses.
De celle qui, seule, contenait… Je vous dirai l'image qui m'apparut, et qui vous semblera peut-être puérile.
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