Quand on lui aura ôté son déguisement, vous me direz alors quel lâche coquin vous le trouverez, et cela pas plus tard que cette nuit.
SECOND SEIGNEUR.--Il faut que j'aille tendre mes pièges: il y sera pris.
BERTRAND.--Et votre frère va venir avec moi.
SECOND SEIGNEUR.--Si vous le trouvez bon, seigneur, je vais vous quitter.
(Il sort.)
BERTRAND.--Je veux maintenant vous conduire dans la maison, et vous montrer la jeune fille dont je vous ai déjà parlé.
PREMIER SEIGNEUR.--Mais vous me disiez qu'elle était honnête.
BERTRAND.--C'est là son défaut; je ne lui ai encore parlé qu'une fois, et je l'ai trouvée extraordinairement froide: je lui ai envoyé, par ce même fat que nous avons sous le vent, des présents et des lettres qu'elle a renvoyés; et voilà tout ce que j'ai fait jusqu'ici. C'est une belle créature. Voulez-vous la venir voir?
PREMIER SEIGNEUR.--De tout mon coeur, seigneur.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Florence,--Une chambre dans la maison de la veuve.
Entrent HÉLÈNE, LA VEUVE.
HÉLÈNE.--Si vous doutez encore que je sois sa femme, je ne sais plus comment vous donner d'autres preuves, à moins de détruire les fondements de mon entreprise.
LA VEUVE.--Quoique j'aie perdu ma fortune, je suis bien née, et je ne connais rien à ces sortes d'affaires, et je ne voudrais pas aujourd'hui ternir ma réputation par une action honteuse.
HÉLÈNE.--Je ne voudrais pas non plus vous y exposer. Croyez d'abord que le comte est mon époux, et que tout ce que je vous ai confié sous la foi du secret est vrai de point en point. D'après cela, vous voyez que vous ne pouvez faire un crime en me prêtant le bon secours que je vous demande.
LA VEUVE.--Il faut bien vous croire, car vous m'avez donné des preuves convaincantes que vous jouissez d'une grande fortune.
HÉLÈNE.--Prenez cette bourse d'or, et laissez-moi acheter à ce prix les secours de votre amitié, que je récompenserai encore quand je l'aurai éprouvée. Le comte courtise votre fille; il fait le siège libertin de sa beauté, résolu de s'en rendre maître. Qu'elle consente maintenant à se laisser diriger par nous sur la manière dont elle doit se conduire. Son sang bouillonne, et il ne lui refusera rien de ce qu'elle lui demandera. Le comte porte un anneau qui a passé dans sa maison de père en fils, depuis quatre ou cinq générations: cet anneau est d'un grand prix à ses yeux; mais dans son ardeur insensée pour obtenir ce qu'il veut, le sacrifice ne lui paraîtra pas trop grand, bien qu'il puisse s'en repentir ensuite.
LA VEUVE.--Je vois à présent le but que vous vous proposez.
HÉLÈNE.--Vous voyez donc combien il est légitime. Je désire seulement que votre fille lui demande cet anneau, avant de faire semblant de se rendre à ses instances; qu'elle lui assigne un rendez-vous; enfin qu'elle me laisse à sa place employer le temps pendant qu'elle sera chastement absente: et après j'ajouterai pour sa dot trois mille couronnes d'or à ce qui s'est déjà passé entre nous.
LA VEUVE.--J'y consens. Instruisez maintenant ma fille de la manière dont elle doit se conduire pour que l'heure et le lieu, tout s'accorde dans cette innocente supercherie. Toutes les nuits il vient avec des instruments de toute espèce, et des chansons qu'il a composées pour son peu de mérite; il ne nous sert de rien de l'écarter de nos fenêtres; il s'obstine à y rester, comme si sa vie en dépendait.
HÉLÈNE.--Eh bien! dès ce soir il faut tenter notre stratagème. S'il réussit, ce sera une mauvaise intention attachée à une action légitime et une action vertueuse dans une action légitime; ni l'un ni l'autre ne pécheront: et cependant il y aura un péché de commis 29. Mais allons nous en occuper.
(Elles sortent.)
Note 29: (retour) Un crime d'intention de la part de Bertrand.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
Aux alentours du camp florentin.
Un des SEIGNEURS FRANÇAIS entre sur la scène, suivi de
cinq ou six SOLDATS qui se mettent en embuscade.
LE CAPITAINE.--Il ne peut venir par d'autre chemin que par le coin de cette haie. Lorsque vous fondrez sur lui, servez-vous des termes les plus terribles que vous voudrez; quand vous ne vous entendriez pas vous-mêmes, peu importe; car il faut que nous fassions semblant de ne pas le comprendre, excepté un de nous, que nous produirons comme interprète.
UN SOLDAT.--Mon bon capitaine, laissez-moi être l'interprète.
LE CAPITAINE.--N'es-tu pas connu de lui? Ne connaît-il pas ta voix?
LE SOLDAT.--Non, monsieur, je vous le garantis.
LE CAPITAINE.--Mais quel jargon nous parleras-tu?
LE SOLDAT.--Celui que vous me parlerez.
LE CAPITAINE.--Il faut qu'il nous prenne pour quelque bande d'étrangers à la solde de l'ennemi. N'oublions pas qu'il a une teinture de tous les langages des pays voisins: ainsi, il faut que chacun de nous parle un jargon à sa fantaisie, sans savoir ce que nous nous dirons l'un à l'autre. Tout ce que nous devons bien savoir, c'est le projet que nous avons en tête. Croassement de corbeau, ou tout autre babil, sera bon de reste.--Quant à vous, monsieur l'interprète, il faut que vous sachiez bien dissimuler.--Mais, ventre à terre! le voici qui vient, pour passer deux heures à dormir, et retourner ensuite débiter et jurer les mensonges qu'il forge.
(Entre Parolles.)
PAROLLES.--Dix heures! dans trois heures d'ici, il sera assez temps de retourner au quartier. Qu'est-ce que je dirai que j'ai fait? Il faut que ce soit quelque invention plausible pour se faire croire: on commence à me dépister, et les disgrâces ont dernièrement frappé trop souvent à ma porte. Je trouve que ma langue est trop téméraire: mais mon coeur a toujours devant les yeux la crainte de Mars et de ses enfants, et il ne soutient pas ce que hasarde ma langue.
LE CAPITAINE, à part.--Voilà la première vérité dont ta langue se soit jamais rendue coupable.
PAROLLES.--Quel diable m'engageait à entreprendre la reprise de ce tambour, en connaissant l'impossibilité, et sachant que je n'en avais nulle envie?--Il faut que je me fasse moi-même quelques blessures, et que je dise que je les ai reçues dans l'action; mais de légères blessures ne suffiraient pas pour persuader. Ils diront: «Quoi! vous en êtes échappé à si bon marché?»--Et de grandes blessures, je n'ose pas me les faire. Pourquoi? quelle preuve aura-t-on?--Ma langue, il faut que je vous mette dans la bouche d'une marchande de beurre, et que j'en achète une autre à la mule de Bajazet 30, si votre babil me jette dans les dangers.
Note 30: (retour) Quelques-uns lisent mute pour traduire par muet du sérail.
LE CAPITAINE, à part.--Est-il possible qu'il sache ce qu'il est, et qu'il soit ce qu'il est?
PAROLLES.--Je voudrais qu'il me suffît de mettre mon habit en lambeaux, ou de briser mon épée espagnole.
LE CAPITAINE, à part.--Ce moyen ne peut pas aller.
PAROLLES.--Ou de griller ma barbe; et puis de dire que cela faisait partie du stratagème.
LE CAPITAINE.--Cela ne vaut pas mieux.
PAROLLES.--Ou de noyer mes habits, et puis de dire que j'ai été dépouillé.
LE CAPITAINE.--Cela ne peut guère servir.
PAROLLES.--Quand je jurerais que j'ai sauté par une fenêtre de la citadelle...
LE CAPITAINE, à part.--De quelle hauteur?
PAROLLES, continuant.--Trente brasses.
LE CAPITAINE.--Trois gros serments auraient encore peine à persuader cela.
PAROLLES.--Je voudrais avoir quelque tambour des ennemis, et alors je jurerais que c'est le même que j'ai repris.
LE CAPITAINE, à part.--Tu vas en entendre retentir un tout à l'heure.
(Un tambour bat.)
PAROLLES, étonné.--Un tambour des ennemis!
LE CAPITAINE fondant sur lui avec sa troupe.--Thraca movousus, cargo, cargo, cargo!
TOUS ENSEMBLE.--Cargo, cargo! villanda par corbo, cargo!
PAROLLES.--Oh! rançon, rançon!--Ne me bandez pas les yeux.
(Ils le saisissent et lui bandent les yeux.)
L'INTERPRÈTE.--Boskos thromuldo boskos.
PAROLLES.--Oui, je sais que vous êtes du régiment de Muskos, et je perdrai la vie faute de savoir cette langue. S'il est parmi vous quelque Allemand, quelque Danois, quelque Bas-Hollandais, Italien ou Français, qu'il me parle; je lui découvrirai des secrets qui perdront les Florentins.
L'INTERPRÈTE.--Boskos vauvado... Je t'entends, et je puis parler ta langue. Kerely bonto: songe à ta religion; car dix-sept poignards sont pointés contre ton sein.
PAROLLES.--Oh!
L'INTERPRÈTE.--Oh! ta prière, ta prière!--Mancha revania dulche.
LE CAPITAINE.--Oschorbi dulchos volivorca.
L'INTERPRÈTE.--Le général veut bien t'épargner encore, et, les yeux ainsi bandés, il te fera conduire pour recueillir de toi tes secrets: peut-être pourras-tu apprendre quelque chose qui te sauvera la vie.
PAROLLES.--Oh! laissez-moi vivre et je vous dévoilerai tous les secrets du camp, leurs forces, leurs desseins: oui, je vous dirai des choses qui vous étonneront.
L'INTERPRÈTE.--Mais le feras-tu fidèlement?
PAROLLES.--Si je ne le fais pas, que je sois damné!
L'INTERPRÈTE.--Acordo linta. Avance; on te permet de marcher.
(Il sort avec Parolles.)
LE CAPITAINE, à l'un d'eux.--Va dire au comte de Roussillon et à mon frère que nous avons pris la bécasse, et que nous la tiendrons enveloppée jusqu'à ce que nous ayons de leurs nouvelles.
LE SOLDAT.--Capitaine, j'y vais.
LE CAPITAINE.--Il nous trahira tous, en nous parlant à nous-mêmes.--Dis-leur cela.
LE SOLDAT.--Je n'y manquerai pas, capitaine.
LE CAPITAINE.--Jusqu'alors je le tiendrai dans les ténèbres, et bien enfermé.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Florence.--Appartement de la maison de la veuve.
Entrent BERTRAND, DIANE.
BERTRAND.--On m'a dit que votre nom était Fontibel.
DIANE.--Non, mon brave seigneur, c'est Diane.
BERTRAND.--Vous portez le nom d'une déesse, et vous méritez mieux encore: mais, âme céleste, l'amour n'a-t-il aucune place dans votre belle personne? Si la vive flamme de la jeunesse n'échauffe pas votre coeur, vous n'êtes pas une jeune fille, mais une statue. Quand vous serez morte, vous serez ce que vous êtes à présent; car vous êtes froide et insensible, et à présent vous devriez être telle qu'était votre mère lorsque votre être charmant fut engendré.
DIANE.--Elle ne cessa pas d'être honnête alors.
BERTRAND.--Vous le seriez aussi.
DIANE.--Non; ma mère ne fit que remplir un devoir, le devoir, seigneur, que vous devez à votre épouse.
BERTRAND.--Ne parlons pas de cela.--Je vous en prie, ne luttez pas contre mes serments: j'ai été uni à elle par contrainte; mais vous, je vous aime par la douce contrainte de l'amour, et je vous rendrai toujours tous les services auxquels vous aurez droit.
DIANE.--Oui, vous êtes à notre service jusqu'à ce que nous vous ayons servi; mais lorsqu'une fois vous avez nos roses, vous nous laissez seulement les épines pour nous déchirer, et vous insultez à notre stérilité.
BERTRAND.--Combien ai-je fait de serments!...
DIANE.--Ce n'est pas le nombre des serments qui fait la vérité, mais un voeu simple et sincère fait avec vérité. Nous n'attestons jamais ce qui n'est pas sacré, mais nous jurons par le Très-Haut. Dites-moi, je vous prie, si je jurais par les attributs suprêmes de Jupiter que je vous aime tendrement, en croiriez-vous mes serments, quand je vous aimerais mal? Jurer à quelqu'un qu'on l'aime est un serment sans foi et sans solidité, lorsqu'on ne jure que pour lui faire un outrage. Ainsi vos serments ne sont que des paroles et de frivoles protestations qui ne portent aucun sceau, du moins suivant mon opinion.
BERTRAND.--Changez, changez d'opinion. Ne soyez pas si saintement cruelle: l'amour est saint, et jamais ma sincérité ne connut l'artifice dont vous accusez les hommes.
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