Si elle eût été aussi loin, il aurait rendu la nature immortelle, et la mort aurait pu jouer faute d'ouvrage. Plût à Dieu que pour le bonheur du roi il fût encore vivant! je crois qu'il aurait été la mort de sa maladie.
LAFEU.--Comment l'appeliez-vous, madame, cet homme dont vous parlez?
LA COMTESSE.--Il était fameux, monsieur, dans son art, et il avait bien mérité de l'être;--Gérard de Narbonne.
LAFEU.--C'était vraiment un habile homme, madame. Le roi parla de lui dernièrement avec beaucoup d'éloges et de regrets. Il avait assez de science pour vivre encore, si la science pouvait être un préservatif du trépas.
BERTRAND.--Quel est le mal, mon bon seigneur, qui mine les jours du roi?
LAFEU.--Une fistule, seigneur.
BERTRAND.--Je n'avais jamais entendu parler de ce mal.
LAFEU.--Je voudrais bien qu'il fût encore inconnu.--Cette jeune personne est donc la fille de Gérard de Narbonne?
LA COMTESSE.--Sa seule enfant, seigneur, et léguée à mes soins. J'ai d'elle toutes les bonnes espérances que promet son éducation. Elle hérite de ces heureuses dispositions qui embellissent encore les beaux dons de la nature; car, lorsqu'un naturel pervers est doué d'aimables qualités, ces éloges sont mêlés de pitié, puisque ces qualités sont à la fois des vertus et des traîtres: chez Hélène, elles sont relevées encore par sa simplicité; elle a reçu la vertu de la nature, et elle a su se rendre parfaite.
LAFEU.--Vos louanges, madame, font couler ses larmes.
LA COMTESSE.--C'est la meilleure manière dont une jeune fille puisse assaisonner l'éloge qu'elle entend d'elle. Le souvenir de son père n'approche jamais de son coeur que la violence de son chagrin ne prive ses joues de tout signe de vie. N'y pensez plus, Hélène: allons, plus de larmes; on pourrait croire que vous affectez plus de tristesse que vous n'en ressentez.
HÉLÈNE.--J'ai l'air triste, en effet; mais je le suis réellement.
LAFEU.--Des regrets modérés sont un tribut que l'on doit aux morts: le chagrin excessif est l'ennemi des vivants.
HÉLÈNE.--Si les vivants sont ennemis du chagrin, il se détruit bientôt par son excès même.
BERTRAND.--Madame, je demande votre bénédiction.
LAFEU.--Comment entendons-nous cela?
LA COMTESSE.--Reçois ma bénédiction, Bertrand. Ressemble à ton père par tes actions comme par tes traits. Que la noblesse de ton sang et ta vertu rivalisent en toi, et que ton mérite partage avec ta naissance. Aime tous les hommes; fie-toi à quelques-uns; ne fais tort à aucun. Fais craindre plutôt que sentir ta puissance à ton ennemi. Garde ton ami sous la clef de ta propre vie. Qu'on te reproche ton silence, et jamais d'avoir parlé. Que toutes les grâces que le ciel voudra t'accorder encore et que mes prières importunes pourront lui arracher, pleuvent sur ta tête! Adieu, seigneur.--Ce jeune homme est un courtisan bien novice. Mon cher seigneur, conseillez-le.
LAFEU.--Il ne peut manquer de recevoir les meilleurs conseils, si son amitié veut les écouter.
LA COMTESSE.--Que le ciel te bénisse! Adieu, Bertrand.
(Elle sort.)
BERTRAND, à Hélène.--Que tous les voeux qui peuvent se former dans votre coeur soient vos serviteurs! Soyez la consolation de ma mère, votre maîtresse, et qu'elle vous soit chère.
LAFEU.--Adieu, ma belle enfant. Vous devez soutenir la réputation de votre père.
(Bertrand et Lafeu sortent.)
HÉLÈNE.--Oh! si c'était tout!--Je ne pense plus à mon père; et ces grosses larmes honorent plus sa mémoire que celles que j'ai répandues pour lui.--A qui ressemblait-il donc? Je l'ai oublié. Mon imagination ne conserve aucune image que celle de Bertrand. Je suis perdue; il n'y a plus de vie, plus de vie pour moi, si Bertrand s'éloigne de ces lieux. Autant vaudrait que je fusse éprise de quelque étoile brillante, et que je songeasse à l'épouser; tant il est au-dessus de moi! Il faut que je me contente de recevoir les obliques rayons de sa lumière éloignée. Je ne puis arriver jusqu'à sa sphère: ainsi l'ambition de mon amour est son propre tourment. La biche qui voudrait s'unir avec le lion doit mourir d'amour. Il m'était doux, quoique ce fût une souffrance, de le voir à toute heure, de m'asseoir devant lui, et de pouvoir graver le bel arc de ses sourcils, son oeil fier et ses cheveux bouclés, sur la table de mon coeur,... mon coeur trop prompt à retracer tous les traits et les particularités de son visage chéri. Mais à présent le voilà parti, et mon amour idolâtre va sanctifier ses reliques.--Qui vient ici?--(Entre Parolles.) Un homme de sa suite, que j'aime à cause de Bertrand; et cependant je le connais pour un menteur avéré. Je le regarde comme aux trois quarts sot, et comme un lâche parfait. Cependant toutes ces mauvaises qualités lui vont si bien qu'elles trouvent un asile, tandis que la vertu, d'une trempe d'acier, se morfond exposée aux injures de l'air. Aussi voyons-nous très-souvent la Sagesse glacée au service de la Folie pompeusement parée.
PAROLLES.--Dieu vous garde, belle reine!
HÉLÈNE.--Et vous aussi, monarque!
PAROLLES.--Monarque? non.
HÉLÈNE.--Ni reine non plus.
PAROLLES.--Étiez-vous là occupée à méditer sur la virginité?
HÉLÈNE.--Oui. Vous avez quelque chose de l'air d'un guerrier. Il faut que je vous fasse une question: l'homme est l'ennemi de la virginité; par quel moyen pouvons-nous la défendre contre ses attaques?
PAROLLES.--Tenez-le à distance.
HÉLÈNE.--Mais il nous assiège; et notre virginité, quoique vaillante à la défense, est faible pourtant.
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