On eût dit une créature vivante en proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes ne se lâchaient plus ; assourdis par le bruit, bâillonnés par le vent ; et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.

 

Un de ces cris sauvages, effarants, que parfois l’ouragan transporte et qui passent au-dessus de nos têtes mystérieusement, s’abattit soudain sur le navire comme eût fait un oiseau de proie. Un cri de Jukes y répondit :

 

« S’il en sort vivant !… »

 

L’exclamation jaillit malgré lui de sa poitrine, involontaire autant qu’une pensée, et qu’il n’entendit pas lui-même.

 

Pensée, velléité, effort, tout fut, tout aussitôt confisqué, et la vibration imperceptible de son cri acquise à la vague immense de l’air.

 

Pourquoi ce cri ? Qu’en espérait Jukes ? Rien certes ; ce cri ne comportait point de réponse. Pourtant, quelques instants après, à sa grande stupeur, une voix atteignit son oreille, un son frêle mais résistant, pygmée insoumis au géant tumulte :

 

« Peut-être. »

 

C’était comme un jappement sourd, moins saisissable qu’un murmure. Mais voici qu’elle reprenait, cette voix à demi submergée et qui luttait contre les bruits de la tourmente comme un navire contre les vagues :

 

« Faut l’espérer ! », criait l’imperturbable filet de voix solitaire mais qui semblait elle-même étrangère à l’espérance ou à la crainte. Puis s’égrenèrent des mots sans suite : « Vaisseau… ça… jamais… en tout cas… pour le mieux. »

 

Jukes y renonçait. Mais il se fit alors une sorte de renforcement dans la sonorité, comme si la voix eût enfin découvert le moyen de s’opposer à la tempête, de sorte que les derniers lambeaux de phrase parvinrent un peu plus distincts :

 

« Continuer… constructeurs… braves gens… faire confiance… aux machines… Rout… à hauteur. »

 

Puis Jukes sentit se relâcher l’étreinte du capitaine, qui cessa donc d’exister pour lui, car il était impossible d’y rien voir. Après le roidissement extrême de tous ses muscles, tout en lui maintenant se détendait et retombait. Il éprouvait une extraordinaire envie de dormir, concurremment à un malaise des plus pénibles ; il se sentait comme harcelé, comme bourrelé de sommeil. Le vent avait eu raison de sa tête ; même il tâchait à la lui arracher des épaules ; ses vêtements emplis d’eau pesaient sur lui comme une armure de glace fondante ; il frissonnait ; et longtemps il demeura ainsi, les mains crispées après son point d’attache, affalé dans les profondeurs de la détresse physique. Son esprit était à ce point replié sur soi-même, – et cela sans but, sans propos –, que lorsque quelque chose vint lui toucher légèrement les genoux par-derrière, il pensa bondir hors de sa peau, comme on dit.

 

Au soubresaut qu’il fit en avant, il donna dans le dos du capitaine Mac Whirr, qui ne broncha pas ; et alors une main agrippa sa cuisse. Il faut dire qu’à ce moment était survenue une accalmie, une de ces menaçantes accalmies, durant lesquelles la tempête reprend haleine. Jukes sentait la main lui remonter tout le long du corps. C’était le maître d’équipage. Jukes reconnaissait ces mains, si épaisses et si larges qu’on eût dit qu’elles appartenaient à quelque différente race d’hommes.

 

Le maître d’équipage avait atteint la passerelle en se traînant à quatre pattes pour pouvoir résister au vent, et sa tête avait rencontré les jambes du second. Immédiatement il s’était accroupi et avait commencé d’explorer la personne de Jukes de bas en haut, avec prudence, et avec cette modestie qui convient à un inférieur.

 

C’était un homme de cinquante ans, disgracié, courtaud, bourru. Avec son poil rude, la toison grisonnante de sa poitrine, ses jambes courtes, ses bras longs, il ressemblait à un vieux singe. Sa force était extraordinaire et les objets les plus lourds paraissaient des bibelots entre ses énormes pattes brunes, qu’il balançait comme des gants de boxe au bout de ses longs bras velus.

 

Il avait l’allure hargneuse et le ton de voix rogue des hommes de sa classe ; au demeurant sa bonté frisait la sottise ; les hommes faisaient de lui ce qu’ils voulaient, son caractère facile et loquace ne comportant pas une once d’initiative. Pour toutes ces raisons, il déplaisait à Jukes, et c’était au grand dégoût et mépris de celui-ci que Mac Whirr au contraire semblait professer pour son maître d’équipage une considération pleine d’estime.

 

Ce dernier se hissa donc sur ses pieds en tirant sur le veston de Jukes, mais n’usant de cette liberté qu’avec la plus grande réserve et seulement dans la mesure où l’ouragan l’y obligeait.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » glapit Jukes avec impatience. Que diable ce maître d’équipage à la manque venait-il faire sur la passerelle ? Le typhon tendait les nerfs de Jukes. L’autre cependant poussait de bizarres beuglements, assurément inintelligibles, mais qui semblaient dénoter un état de satisfaction, d’enjouement même… On ne pouvait pas s’y tromper ; ce vieil imbécile avait trouvé matière à contentement quelque part.

 

Mais le ton des beuglements changea après que l’autre main du maître d’équipage eut rencontré un second corps.

 

« C’est-il vous, capitaine ? C’est-il vous ? », entendit-on dans la tourmente.

 

– Oui ! », hurla le capitaine Mac Whirr.

 

IV

Parmi les vociférations du maître d’équipage, Mac Whirr ne parvenait à distinguer que cet avertissement bizarre : « Tous les Chinois de l’entrepont d’avant sont démarrés. »

 

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvait entendre les deux interlocuteurs crier à six pouces de son visage, comme on peut entendre, par une nuit calme, deux paysans converser d’un bout à l’autre d’un champ.

 

« Quoi ?… Quoi ?… » hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une voix aiguë et rauque :

 

« En bloc… vu moi-même… affreux spectacle… vous avertir… capitaine. »

 

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé, l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement de l’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbante suffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur tout gonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en face de toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, il le reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir la prochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme.

 

Il est des moments de passivité héroïque auxquels parfois même les plus vaillants se résignent. Maint officier de marine garde sans doute, dans le trésor de son expérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise de stoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire. Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni des tourbillons.

 

Il se tenait pour calme inaltérablement ; mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pas honteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête homme peut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eût dit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquer l’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastrophe interminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans ce simple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ; c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines, s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste – ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de la terre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

 

Jukes était plus engourdi qu’il ne le supposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi, raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, un carrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoit ainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faits sans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela son père, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvais tournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passa tout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire.