Voilà ce que Flaubert a mis en valeur de la façon la plus délicate et la plus subtile en faisant croiser l’histoire de Félicité par l’histoire tout court, en ménageant comme un peintre hollandais les plans de transition entre cette durée individuelle et une durée historique. Quelle résonance infinie dans une page comme celle-ci :
Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date où l’on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madame d’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s’en allèrent : Guyot, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncle Grémanville, paralysé depuis longtemps. Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l’Évêque la révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé, le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique.
La durée de la famille n’est pas modifiée par cette révolution, mais bien par le nouveau sous-préfet, propriétaire de Loulou que la sous-préfète laissera à Félicité. Événement capital, puisque toute la vie intérieure, toute la religion de Félicité sera transformée, et que Loulou l’Américain, à la fois pour elle ce que sont pour Salammbô le python noir et le zaïmph, finira par se confondre avec le Saint-Esprit, deviendra, pour une servante de Pont-l’Évêque, un dieu.
Un cœur simple raconte l’histoire quotidienne dans laquelle nous vivons et qui pour cela ne se laisse pas saisir comme histoire. […]
ALBERT THIBAUDET*4
*1. Correspondance, éd. Conard, 1926-1933, t. VII, p. 371.
*2. Ibid., t. VII, p. 307.
*3. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1877.
*4. Ce texte est extrait de Gustave Flaubert, Gallimard, 1935 (coll. « Tel », 1982 ; 1re éd., Plon, 1922).
UN CŒUR SIMPLE
I
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l’Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, – qui cependant n’était pas une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses, dont les rentes montaient à 5 000 francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.
Cette maison1, revêtue d’ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Mme Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s’alignaient huit chaises d’acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta, – et tout l’appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d’un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l’on voyait deux couchettes d’enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d’un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d’étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d’une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d’Audran2, souvenirs d’un temps meilleur et d’un luxe évanoui. Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu’au soir sans interruption ; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, – un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë.
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