Descends, au nom de la loi ! Tu me reconnais bien, c’est moi, M. Desmons, le maire. Et voilà Firmin.

– J’vas réveiller Mme Louise.

– Non !

Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la silhouette de la gouvernante apparut au haut de l’escalier.

– Remontez, Philomène, dit l’ancienne religieuse aigrement. Que se passe-t-il ?

– J’ai besoin de vous deux, interrompit le maire presque grossièrement. S’agit de s’entendre, nous quatre, avant de réveiller Madame.

– Réveiller Madame !

Elle eut un petit rire qui fit monter le rouge aux joues du premier magistrat de Mégère. L’intervention du garde champêtre arrêta heureusement sa réplique.

– Elle est peut-être bien réveillée à ct’heure, dit-il d’un air finaud. Sa cheminée fume.

Une minute le regard aigu de la gouvernante toisa le vieux de la tête aux pieds, mais elle dédaigna de répondre et, se tournant vers le maire :

– Une cheminée qui fume ? demanda-t-elle. Est-ce pour une cheminée qui fume qu’on réveille les gens ?

Sans doute elle les croyait ivres, la réputation de sobriété du maire et de son garde n’étant pas des plus sûres.

– Madame Louise, il y a un macchabée dans le jardin, voilà ce qu’il y a.

Les mots sortaient avec peine de sa gorge et il avait grand mal à garder un reste de sang-froid devant cette femme dont le calme extraordinaire l’humiliait.

– Un mac… un macchabée…

Elle n’avait probablement jamais entendu prononcer ce mot insolite et en cherchait le sens prudemment, craignant d’être la dupe de quelque grossière plaisanterie.

– Un mort, quoi.

Le garde crut qu’elle allait laisser tomber la lampe et cependant son regard soutint celui du maire. Elle balbutia seulement :

– Un mort, comment cela peut-il se faire ? D’où vient-il ?

– Madame le saura peut-être un jour, riposta le garde champêtre, soudain enhardi par la naïveté d’une telle question et de ce qu’elle trahissait de désarroi chez une femme aussi maîtresse d’elle-même. Mais l’ancienne religieuse ne releva pas l’insolence.

– Je vais prévenir Madame, soupira-t-elle, décidément vaincue par l’énormité de la nouvelle.

Le maire la suivit à quelques pas, et cette suprême indiscrétion n’arracha pas à la gouvernante une parole de plus, elle se contenta de hausser les épaules. Au moment de frapper à la porte, néanmoins, elle le maintint à distance d’un geste de la main. Et aussitôt un cri étouffé lui échappa.

– La porte est entrouverte, balbutia-t-elle. Mon Dieu !

Rien n’est plus difficile à soutenir que la terreur irraisonnée d’une femme nerveuse, en face d’un de ces faits insignifiants mais dont la contagion de l’angoisse fait en une seconde on ne sait quel signe augural. Le premier magistrat de Mégère fixait maintenant l’étroite ligne sombre d’un regard déjà plein de vertige et il fit un pas en arrière tandis que la gouvernante se cramponnait à son épaule.

– Ben quoi, réussit-il enfin à bégayer, on ne va tout de même pas perdre la tête pour ça. Êtes-vous sûre au moins qu’elle était fermée hier soir, votre porte ? Cette tentative sournoise de temporiser avec la peur avant la démarche inévitable ne réussit qu’à allumer aux yeux de la gouvernante un bref éclair de fureur ou de mépris qui piqua au vif l’amour-propre du maire et retint sur ses lèvres le nom du garde, toujours en faction dans le vestibule. Baissant la tête, il passa le seuil de la chambre et y fit encore quelques pas, titubant comme un homme ivre. Mais le pressentiment d’un nouveau drame était entré trop avant dans son cœur. Ce qu’il vit ne le surprit pas.

La vieille dame, en chemise, était étendue bien sagement sur le parquet, les genoux ramenés contre la poitrine et un air ironique bien différent de son expression habituelle autour de son petit nez pointu. Le rouge qu’elle devait dissimuler adroitement d’ordinaire sous une épaisse couche de poudre faisait maintenant aux pommettes deux taches rondes, comme tracées au pinceau. Les lèvres minces, absolument décolorées, ne se distinguaient plus de la peau livide, en sorte que cette figure ridicule et effrayante n’avait plus de bouche. Elle sortait d’un bonnet de nuit noué sous le menton, bordé de mousseline tuyautée qui lui donnait quelque ressemblance avec un bouquet enveloppé de papier, tel qu’on en voit dans les cimetières.

Le parquet, autour d’elle, était jonché de lettres déchirées ou hâtivement chiffonnées, de piles de linge jetées hors des armoires, de vieilles jupes, d’extraordinaires capotes à monture de fil de fer. D’autres objets inconnus achevaient de se consumer dans la cheminée. Le reflet des braises au plafond éclairait la scène d’une lueur indéfinissable.

Debout près du cadavre, Mme Louise gémissait doucement, la tête enfouie dans ses mains. Un long moment, le maire n’osa rompre ce silence entrecoupé de paroles incompréhensibles qu’il prit d’abord pour une prière. Mais comme il s’approchait de la gouvernante dans l’intention de la soutenir et de l’entraîner hors de la pièce, il s’aperçut que tout son corps saisi dans l’étau de la contracture nerveuse, était aussi raide qu’une barre de fer. Sitôt que ses doigts l’effleurèrent, elle s’abattit entre ses bras, tout d’une pièce.

– Hé, Firmin, cria-t-il éperdu, monte vite ! La dame est morte !

Ce fut la jeune bonne qui parut d’abord. Avec une force inattendue, sans aucune aide, elle souleva la gouvernante, l’étendit sur un coin du tapis. Après quoi elle éclata en sanglots discordants.

– Ouvre la fenêtre, imbécile ! dit le maire.

Ils revinrent à la morte. La vieille dame semblait les suivre attentivement de son œil grand ouvert, l’autre clos. Du pouce, le garde champêtre accouru rabattit la paupière, mais le visage exsangue continua de sourire. Comme ils portaient le cadavre jusqu’au lit, la légère tête disloquée se renversa d’une épaule à l’autre et finit par pendre sur la poitrine.