Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.

Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire :

– Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins ? Où est le maire ? C’est vous qui avez trouvé le cadavre ?

– Oui, monsieur le procureur.

– Seul ?

– Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.

– Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne ?

– J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.

– Petite bonne, répéta le procureur.

Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.

– Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.

– Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.

La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.

– Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux ?

Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle :

– Oui, monsieur.

– Nom ?

– Si, m’sieu.

– Demande son nom.

– Comment il s’appelle ? Le fils à Mme Rouart, monsieur.

– Depuis quand ?

– La foire de Molènes.

– Vient ici ?

– Oui, m’sieu.

– Dans la maison ?

– Non, m’sieu.

– Si.

– Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.

– Rendez-vous hier soir ?

– Oui, m’sieu.

– Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi ?

La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.

– Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…

Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.

– Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.

Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.

– Vous permettez ? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.

– De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.

Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta :

– Je me sens très mal.

Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et funèbre saillie des pommettes dont l’os semblait prêt à percer la peau. Les vains efforts de la gouvernante pour effacer avec son mouchoir la couche épaisse de fard n’avaient réussi qu’à l’étaler jusqu’aux tempes, donnant à ce visage de petite bourgeoise un air de mascarade funèbre.

– La victime possédait-elle un revolver ? demanda tout à coup le procureur. À cette question, le juge qui feignait d’examiner attentivement la fenêtre, se retourna brusquement.

– Oui, monsieur, dit l’ancienne religieuse.

Elle alla droit vers le secrétaire, ouvrit un tiroir et de la même voix indifférente :

– Il était là d’ordinaire.

– Il était là, répéta le procureur. Il n’y est plus. Bon ; la victime… Mais la réponse vint avant qu’il eût achevé sa phrase.

– Mme Beauchamp n’y attachait aucune importance, monsieur le procureur. Elle n’était pas craintive.