Ils le rejoignirent.

– J’ai donné des ordres aux brancardiers… Nous allons le descendre à la mairie provisoirement, dit le docteur, nous verrons plus tard. En somme, l’état ne semble pas s’être beaucoup aggravé jusqu’ici. Le cœur se défend mieux. Je viens de téléphoner à mon confrère de Gesvres. Peut-être réussirons-nous à débarrasser la trachée des caillots qui l’encombrent, – du moins, je le suppose. Car la blessure du poumon n’explique pas les crises aiguës de suffocation que j’observe depuis une heure à peine. Il y a là quelque chose de bizarre.

Le docteur s’accroupit, soulevant la tête du moribond qu’il posa entre ses genoux. La gouvernante, serrant son mouchoir sur sa bouche, s’arrêta devant l’inconnu sans d’abord oser lever les yeux. Puis elle le regarda en silence, et poussa un long soupir.

– Je ne le connais pas, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu.

– Drôlement vêtu, remarqua le procureur. Drôlement vêtu pour un voyage en montagne. Bigre ! Une chemise, une vieille culotte, pas de chaussures… Comment expliquez-vous ça ? monsieur le juge d’instruction.

– J’ajoute que la chemise est en flanelle et d’excellente qualité, fit le médecin de Mégère. L’individu portait, en outre, une amulette, une plaque d’identité, ou quelque chose d’approchant, la trace en est visible à la base du cou. Je le prendrais volontiers pour un Italien : il a paru d’ailleurs prononcer quelques mots dans cette langue.

– Italien ou pas Italien, le costume n’est pas ordinaire. Notez aussi que les mains sont sales mais sans déchirures ni calles. Déguisé en vagabond, hein, Frescheville ?

Ils étaient groupés face au mourant, dont le léger râle, entendu par instants, ressemblait au bourdonnement d’une abeille. Du haut de la pente, la voix du grand Heurtebise s’éleva.

– Monsieur le docteur, l’ambulance vient d’arriver. Ils apportent le brancard.

– Déguisement… peuh (il parlait avec embarras et plutôt de l’air d’un homme qui, soucieux seulement d’esquiver une objection embarrassante, garde secrète sa propre opinion). N’oubliez pas qu’une première enquête a relevé les traces d’une assez longue station du meurtrier au fond du placard. J’en puis conclure qu’il a dû circuler à travers la maison avant de trouver sa cachette. Admettons même qu’il s’y soit rendu directement. On ne traverse pas une maison, même habitée par deux vieilles femmes et une enfant, même vaste et partiellement abandonnée comme celle-ci, en paletot de fourrure, avec des souliers ferrés. Pour expliquer la présence ici de l’assassin dans ce costume, il suffit d’imaginer qu’il a été surpris, ou cru l’être, qu’il s’est enfui avant d’avoir pu remettre la main sur le paquet de vêtements probablement dissimulé dans quelque coin du château, ou de ce jardin.

– Très bien, parfait, conclut le procureur. La raison de la fuite précipitée se devine. Le coup de feu a été tiré par la vieille dame et l’assassin ne songeait plus qu’à disparaître au plus vite avec une balle dans la peau. Reste, mon cher Frescheville, que nous n’avons pas encore mis la main sur ce fameux revolver.

– Permettez, commença le docteur qui s’affairait autour du brancard et des porteurs, mais un geste impérieux du petit juge lui coupa la parole, et il termina sa phrase par un bredouillement confus.

Les infirmiers avaient déjà glissé la toile sous le corps inerte. Une dernière fois, le médecin de Mégère approcha le visage de la face obscure, aux paupières closes.

– Tiens, fit-il.

Des doigts, il ouvrait la bouche du moribond et les deux magistrats virent qu’elle était pleine de terre. Entre le pouce et l’index, le docteur élevait à la hauteur de ses yeux un caillou de la grosseur du pouce, souillé d’une bave sanglante. Les yeux du juge jetèrent un éclair, vite éteint.

– Que signifie ? demanda le procureur.

– Oh ! peu de chose, répliqua le docteur, après un regard échangé avec le petit homme. Sans doute, s’est-il débattu un moment, la face contre le sol.