Sur celle-ci l’enquête n’a encore fourni que des renseignements un peu contradictoires, mais généralement favorables ou même excellents. Mlle Évangéline Souricet, petite-nièce de la victime, habite Châteauroux. Son père, ancien officier d’artillerie coloniale, veuf depuis 1906, s’était, l’heure de la retraite sonnée, fixé dans cette ville funèbre où il avait mené douze ans une vie exemplaire. Il passait pour le meilleur paroissien de l’église Saint-Expédit où son zèle dévot l’avait élevé au rang de marguillier. Membre, puis président de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, auxiliaire bénévole du curé, commensal du vieil archevêque de Bourges, il avait trouvé dans sa fille une collaboratrice passionnée. Devenue orpheline, elle parut, contre toute attente, et pour la déception du diocèse, se désintéresser peu à peu des œuvres, vécut dans sa petite maison de la rue des Grainetiers une vie dont la discrète austérité fit l’édification de toute la ville. Bien qu’elle consentît encore à recevoir ou à rendre quelques visites, on ne la vit plus guère qu’aux offices de la chapelle des Dames de la Repentance, voisine de sa demeure. Une amie était venue d’ailleurs partager sa solitude et ses dévotions.

Celle-ci passait pour sa nièce, bien que d’âge sensiblement égal. De cette étrangère, Châteauroux s’était résigné à ne rien savoir, les deux femmes ayant décidé très vite de renvoyer l’unique servante, et vaquant désormais elles-mêmes aux soins du ménage. On remarquait néanmoins qu’elles montraient généralement l’une envers l’autre, malgré leur intimité fraternelle, une réserve presque excessive. Quelques jeunes gens, plus persévérants ou plus naïfs que leurs camarades, suivaient seuls encore du regard à travers les tristes rues de la ville, la mince silhouette de Mlle Évangéline, drapée de noir, ou tâchaient de surprendre, sous l’épaisse voilette toujours baissée, un visage que peu d’entre eux pouvaient se vanter d’avoir vu en pleine lumière, mais qu’on disait charmant.

Jamais la dame de Mégère n’avait accepté de recevoir sa petite-nièce. Elle ne pardonnait pas, disait-elle, au père « d’être devenu si tard une espèce de jésuite, ayant d’ailleurs été toute sa vie, et en dépit de l’uniforme, un Nicodème ». Car la vieille châtelaine affectait volontiers des convictions voltairiennes, bien qu’elle continuât d’entretenir avec les curés du voisinage des relations qui ne semblaient pas seulement de pure courtoisie. Ne devait-on pas chercher une raison plus profonde, plus secrète, à un désaccord qui avait duré tant d’années ? Le petit juge croyait voir encore devant lui le singulier visage de la morte, le creux de sa bouche mince, son indéfinissable sourire. Que savait-on, après tout, de l’octogénaire terminant au fond d’un village obscur une carrière sans doute aventureuse, et dont le regard, aujourd’hui éteint, s’était posé sur des horizons inconnus, là-bas, de l’autre côté de la terre ? Pour quel motif n’avait-elle pas simplement déshérité une parente, en somme assez lointaine, fille d’un homme qu’elle semblait avoir haï ?…

Le ciel s’était couvert de nouveau bien que par chaque brèche un moment ouverte au flanc des brumes, le soleil lançât un bref rayon oblique qui semblait courir d’une extrémité à l’autre de l’immense paysage, ainsi que l’éclair d’un phare. Alors une pluie rageuse crépitait comme une grêle sur les vitres, et s’éloignait avec lui.

De ces renseignements qu’il avait obtenus la veille de Châteauroux par téléphone, le juge se sentait incapable de rien tirer. Presque insignifiants en apparence, ils obscurcissaient encore une affaire déjà ténébreuse, lui apportaient il ne savait quoi de trouble, de suspect. Impression subjective, se répétait le magistrat. Mais il s’irritait de ne pouvoir se dégager tout à fait de l’espèce de rumination monotone poursuivie toute la nuit même en rêve. Quels rêves ? Des hypothèses – dont il n’avait d’ailleurs pas eu, peut-être, claire conscience –, des voix, des visages qui avaient sûrement hanté son sommeil, il n’avait rien retenu. Parfois, il est vrai, un souvenir semblait prêt à surgir, tremblait un moment comme au bord de la mémoire, puis s’enfonçait de nouveau, sans avoir pu réussir à fixer en traits distincts, reconnaissables, ses confuses vapeurs. Insoucieux du temps perdu, la tête enfoncée sous les draps, le petit juge s’absorbait dans cette recherche vaine, il y trouvait un étrange plaisir. N’avait-il pas tenu le mot de l’énigme alors que sa raison et sa volonté engourdies laissaient passer sans contrôle les imaginations les plus absurdes. Parmi celles-ci, une seule… Une seule, peut-être – la vraie, l’authentique – et il l’avait laissée fuir, se perdre à jamais !…

Cette pensée l’éveilla si brusquement qu’il se retrouva tout à coup assis au bord du lit, jambes pendantes, et les couvertures jetées en désordre sur le plancher. À défaut du souvenir rebelle un visage venait de lui apparaître avec une force, une netteté incomparable : c’était celui du curé de Mégère.

Il haussa les épaules et commença distraitement sa toilette. Entre tant de personnages médiocres, le prêtre restait le seul dont il pût attendre quelque chose. Du moins semblait-il sincère. Un menteur cherche d’abord à donner l’impression qu’il ne laisse rien de lui-même dans l’ombre, qu’il se livre. L’extrême réserve de cet homme si jeune, si sensible, si peu maître, en somme, de ses nerfs, devait inspirer confiance à un professionnel depuis longtemps fixé sur la valeur de certaines protestations de franchise qui ne rassurent que les imbéciles. Nul doute que le curé de Mégère n’eût son opinion sur l’affaire… Laquelle ? Nul doute encore qu’il gardât pour lui le secret de son entretien avec la gouvernante.