C'est par le dédain qu'enfin j'atteignis à l'amour. Certes, je comprenais que seul le dégoût préventif à l'égard de la vie nous garantit de toute déception, et que se livrer aux choses qui meurent est toujours une diminution; mais il fallut la révélation de Jersey, pour que je prisse le courage de me conformer à ces vérités soupçonnées, et de conquérir par la culture de mes inquiétudes l'embellissement de l'univers. C'est en m'aimant infiniment, c'est en m'embrassant, que j'embrasserai les choses et les redresserai selon mon rêve.

Oui, déjà j'avais été traversé de ce délire d'animer toutes les minutes de ma vie. Sur les petits carnets où je note les pointes de mes sensations pour la curiosité de les éprouver à nouveau, quand le temps les aura émoussées, je retrouve une matinée de juillet que, malade, vraiment épuisé, tant mon corps était rompu et mon esprit lucide d'insomnie, je m'étais fait conduire à la bibliothèque de Nancy, pour lire les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola. Livre de sécheresse, mais infiniment fécond, dont la mécanique fut toujours pour moi la plus troublante des lectures; livre de dilettante et de fanatique. Il dilate mon scepticisme et mon mépris; il démonte tout ce qu'on respecte, en même temps qu'il réconforte mon désir d'enthousiasme; il saurait me faire homme libre, tout-puissant sur moi-même.

Alors que j'étais ainsi mordu par ce cher engrenage, des militaires passèrent sur les dix heures, revenant de la promenade matinale, avec de la poussière, des trompettes retentissantes et des gamins admirateurs. Et nous, ceux de la bibliothèque, un prêtre, un petit vieux, trois étudiants, nous nous penchâmes des fenêtres de notre palais sur ces hommes actifs. Et l'orgueil chantait dans ma tête: «Tu es un soldat, toi aussi; tu es mille soldats, toute une armée. Que leurs trompettes levées vers le ciel sonnent un hallali! Tiens en main toutes les forces que tu as, afin que tu puisses, par des commandements rapides, prendre soudain toutes les figures en face des circonstances.» Et, frémissant jusqu'à serrer les poings du désir de dominer la vie, je me replongeai dans l'étude des moyens pour posséder les ressorts de mon âme comme un capitaine possède sa compagnie. —Quelque jour, un statisticien dressera la théorie des émotions, afin que l'homme à volonté les crée toutes en lui et toutes en un même moment.

Et puis ce fut la vie, car il fallut agir; et je me rappelle cette douloureuse matinée où je vis un de ma race, mais ayant toujours résisté à l'appétit de se détruire, qui me disait dans un accès d'orgueil: «Ma tête est une merveilleuse machine à pensées et à phrases; jamais elle ne s'arrête de produire avec aisance des mots savoureux, des images précises et des idées impérieuses; c'est mon royaume, un empire que je gouverne.» Et moi, tandis qu'il marchait dans l'appartement, j'étais assombri et congelé par le bromure, au point que je n'avais pas la force de lui répondre, et je me raidissais, avec un effort trop visible, pour sourire et pour paraître alerte. Et je revins à midi, seul, par la longue rue Richelieu (une de ces rues étroites qui me donnent un malaise), plus accablé et plus inconscient, mais convaincu, au fond de mon découragement, que le paradis c'est d'être clairvoyant et fiévreux.

Je m'écarte parmi ces souvenirs. C'est que j'y apprends à connaître mon tempéramment, ses hauts et ses bas. Voilà les soucis, les nuances où je reviens, sitôt que j'ai quelques loisirs. Je veux accueillir tous les frissons de l'univers; je m'amuserai de tous mes nerfs. Ces anecdotes qui vous paraissent peu de chose, je les ai choisies scrupuleusement dans le petit bagage d'émotions qui est tout mon moi. A certains jours, elles m'intéressent beaucoup plus que la nomenclature des empires qui s'effondrent. Elles me sont Hélène, Cléopâtre, la Juliette sur son balcon et Mlle de Lespinasse, pour qui jamais ne se lasse la tendre curiosité des jeunes gens.

Belle paix froide de Saint-Germain! C'est là que mon coeur échauffé sans trêve retrouvera et s'assurera la possession de ces frissons obscurs qui, parfois, m'ont traversé pour m'indiquer ce que je devais être! Ma faiblesse jusqu'à cette heure n'a pu forcer à se réaliser cet esprit mystérieux qui se dissimule en moi. Mais je le saisirai, et je départirai sa beauté à l'univers, qui me fut jusqu'alors médiocre comme mon âme.

—Mais, dira-t-on, Simon, qu'intéressent la vie (amour des forêts et du confort) et la précision scientifique (philosophie anglaise), comment s'associait-il à vos aspirations?

Je pense qu'étant fort nerveux et compréhensif, il vibrait avec mes énergies quelles qu'elles fussent. Puis il bâillait de sa vie sans argent ni ambition....

Mais pourquoi m'inquiéterais-je d'expliquer cette âme qui n'est pas la mienne? Il suffît que je vous le fasse voir, aux instants où, me comparant à lui, vous y gagnerez de me mieux connaître.

LIVRE DEUXIÈME

L'ÉGLISE MILITANTE

CHAPITRE III

INSTALLATION

Le lendemain de notre arrivée, vers les neuf heures, quand le paysage, dans la franchise de son réveil, n'a pas encore vêtu la splendeur du midi ou ces mollesses du couchant qui troublent l'observateur, nous étudiâmes la propriété, et sa saine banalité nous agréa.

Bâtie sur un vieux monastère dont les ruines l'enclosent et l'ennoblissent, elle occupe le sommet et les pentes pelées d'une côte volcanique. Et cette légende de volcan, dans nos promenades du soir, nous invitait à des rêveries géologiques, toujours teintées de mélancolie pour de jeunes esprits plus riches d'imagination que de science. Nos fenêtres dominaient une vaste cuvette de terres labourées, sans eau, et dont la courbe solennelle menait jusqu'à l'horizon des fenêtres silencieuses. Dans la transparence du soleil couchant, parfois, les Vosges minuscules et tristes apparaissaient tassées dans le lointain. Sur un autre ballon très proche, le village déployait sa rue morne; et l'église au milieu des tombes dominait le pays.

Cette mise en scène, si complètement privée de jeunesse, devait mieux servir nos sévères analyses que n'eussent fait les somptuosités énergiques de la grande nature, la mollesse bellâtre du littoral méditerranéen, ou même ces plaines d'étangs et de roseaux dont j'ai tant aimé la résignation grelottante. Les vieilles choses qui n'ont ni gloire, ni douceur, par leur seul aspect, savent mettre toutes nos pensées à leur place.

Installation matérielle

En une semaine nous fûmes organisés.

Un gars du village, ancien ordonnance d'un capitaine, suffit à notre service.

Quand il s'agit de choisir les chambres de sommeil et de méditation, Simon, que je crois un peu apoplectique, voulut avoir de grands espaces sous les yeux. Pour moi, uniquement curieux de surveiller mes sensations, et qui désire m'anémier, tant j'ai le goût des frissons délicats, je considérai qu'une branche d'arbre très maigre, frôlant ma fenêtre et que je connaîtrais, me suffirait.

La salle à manger nous parut parfaite, dès qu'un excellent poêle y fut installé. Dans la bibliothèque où nous agitâmes des problèmes par les nuits d'hiver, on mit un grand bureau double où nous nous faisions vis-à-vis, avec chacun notre lampe et notre fauteuil Voltaire, pour faire nos recherches ou rédiger, puis, au coin de la cheminée, deux ganaches pour la métaphysique des problèmes.

La pièce voisine était tapissée de livres, mêlés et contradictoires comme toutes ces fièvres dont la bigarrure fait mon âme. Seul Balzac en fui exclu, car ce passionné met en valeur les luttes et l'amertume de la vie sociale; et, malgré tout, romanesques et de fort appétit, nous trouverions dans son oeuvre, à certains jours, la nostalgie de ce que nous avons renoncé.

Je m'opposai avec la même énergie à ce qu'aucune chaise pénétrât dans la maison: ces petits meubles ne peuvent qu'incliner aux basses conceptions l'honnête homme qu'ils fatiguent. Je ne crois pas qu'un penseur ait jamais rien combiné d'estimable hors d'un fauteuil.

Tous nos murs furent blanchis à la chaux. J'aime le mutisme des grands panneaux nus; et mon âme, racontée sur les murs par le détail des bibelots, me deviendrait insupportable. Une idée que j'ai exprimée, désormais, n'aura plus mes intimes tendresses.